Chapitre 37

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Il traversa sa demeure et descendit lentement les escaliers menant à la cave, une lanterne dans une main et une de ses tenues préférées dans l'autre. Il déposa les vêtements sur un tonneau, se dirigea vers le cellier et ouvrit l'armoire en chêne massif qui trônait dans un angle. Il en retira les trois étagères recouvertes de poussière et exerça une poussée légère sur la cloison du fond. Un panneau d'un mètre de côté pivota sans bruit et révéla une petite pièce, davantage un réduit, occupée par un unique fauteuil. La faible lumière projetée par la lanterne laissait deviner une silhouette assise confortablement, les bras reposant sur les accoudoirs rembourrés.

— Vous en avez mis, du temps. Je commençais à m'ankyloser, moi, croassa une voix faussement plaintive.

— Je croyais que tu t'ankylosais tous les jours, Melios, répondit Ilnuir d'un ton moqueur. Allez, il est l'heure. Le carrosse va bientôt partir.

— Pas mécontent de quitter ce trou à rats, même si je sais ce qui m'attend.

Un grand homme âgé déplia ses membres et se leva doucement. Puis il s'accroupit pour passer à travers l'ouverture dans l'armoire avec moult précautions. Une fois à la lumière, son visage dévoilait des traits ridés extrêmement proches de ceux d'Ilnuir. En le regardant, le vieux professeur eut un moment de doute. Pouvait-il vraiment mettre cet homme en danger à sa place ? Il avait loué ses services bien des années plus tôt pour faire face à une telle situation. Les risques étaient grands et connus, mais la paye était à la hauteur et l'homme n'avait pas refusé. Qu'espérait-il encore à son âge ? Que ferait-il de cette argent ? Ilnuir l'ignorait. Mieux valait ne pas en savoir trop sur cet homme qu'il envoyait peut-être à une mort lente et douloureuse. Ce serait le cas si Albrecht interceptait le carrosse avant qu'il n'arrive à Arkos. Sinon, une fois parvenu à destination, charge à Melios de donner le change le plus longtemps possible puis de s'enfuir une fois la supercherie éventée.

Melios enfila la tenue qu'Ilnuir avait descendue puis remonta les escaliers, imitant sans mal la démarche du vieux professeur. Parvenu au sommet des marches, il se retourna et échangea un dernier regard avec l'homme dont il endossait l'identité et qu'il savait ne jamais devoir revoir. Ilnuir hocha la tête gravement et Melios s'en fut. Il lui restait désormais un ultime préparatif avant de quitter sa maison.

Ilnuir patienta une heure dans la cave. Une heure pendant laquelle il se remémora de nombreux souvenirs qu'il avait accumulés dans cette demeure. Il se laissa aller à cette nostalgie d'autant plus facilement qu'il savait qu'il n'en aurait plus le luxe pendant une longue période indéterminée. Il regrettait déjà sa bibliothèque. Tous ces livres qu'il devait laisser derrière lui. Leur acquisition, un par un, avait nécessité des années. Il regrettait également ces instants de paix à déguster une tasse de thé dans son fauteuil. La vieillesse l'avait aidé à s'enraciner ici, même en sachant qu'un jour, il risquait de devoir tout abandonner sans retour possible. Les années passant, il avait peu à peu refoulé cette crainte en lui, l'étouffant jusqu'à jouir d'une tranquillité d'esprit inconnue auparavant. Durant sa prime jeunesse puis lors des décennies suivantes, il s'était souvent exposé au danger, ceux de la Nécromancie, certes, mais surtout ceux de la Divination. Braver cet interdit pouvait lui coûter la vie et seuls les Magisters connaissaient l'étendue des pouvoirs à leur disposition pour traquer les mages séditieux comme lui. Mais il s'y était risqué quand même. L'appât de la connaissance s'était révélé plus fort que la crainte des Magisters.

Désormais, il aspirait au calme de la vieillesse. Sa passion pour la Nécromancie s'était tarie à mesure que grandissait celle pour la Divination. L'exaltation que manifestait Johannes en lui racontant ses exorcismes et dernièrement ses découvertes insolites faisait partie de son passé. Il aimait écouter son ancien élève et son intérêt pour ses récits était sincère. Il était simplement heureux que ces évènements surviennent dans la vie de quelqu'un d'autre. Du moins, jusqu'à maintenant. Car s'il ne fuyait pas rapidement, son passé le rattraperait et cette fois, il ne pourrait s'en échapper. Et Johannes non plus, si Albrecht ne l'avait pas déjà trouvé.

Il était trop tard pour les regrets.

Ilnuir remonta silencieusement l'escalier de la cave. Il entrouvrit la porte donnant sur la cuisine et écouta attentivement. Aucun bruit ne lui parvint. Cependant, il perça le Voile de son regard pour s'assurer que la maison était bien vide. Une fois cette certitude acquise, il brisa sa concentration et se dirigea vers l'étage. Le silence de la maison le frappa. D'ordinaire, même quand il se reposait ou lisait dans sa bibliothèque, il y avait toujours du bruit. Vaisselle qui s'entrechoque, marche d'escalier qui craque, discussions entre ses serviteurs. Aujourd'hui, toute cette vie avait disparu. Les âtres éteints laissaient rentrer le froid qui serait bientôt mordant comme au dehors. Comme pour rajouter à cette tristesse, les volets clos filtraient toute la lumière, à l'exception de minces filets trouvant leur chemin entre les planches dont le bois avait travaillé avec le temps. Sa demeure rentrait en hibernation et il était probable qu'il ne la revît jamais s'éveiller.

Sur ces sombres pensées, Ilnuir gravit l'escalier se rendit directement dans sa chambre. Là, dans un lourd coffre en chêne, il trouva la tenue de voyage préparée pour l'occasion. Ces vêtements chauds, doublés de fourrure, étaient parfaitement adaptés pour les températures hivernales. Très austères, ils n'attiraient pas l'œil, laissant supposé qu'ils appartenaient à un marchand ou un homme modeste. Ce déguisement lui permettrait de passer inaperçu en ville et sur les routes.

Une fois vêtu, il ressortit de la chambre sans un dernier regard. Son manteau à la main, il traversa le couloir pour pénétrer dans la pièce où étaient exposées ses arquebuses et s'accorda un instant pour les admirer encore une fois. Une ultime fois. Chacune des cinq armes reposait sur un présentoir mettant en valeur les ornements gravées le long du canon ou sculptés dans le bois. Il se rappela le jour où il avait vu tirer une arquebuse pour la première fois, au palais. Il se souvenait du bruit de tonnerre et du nuage de fumée qui s'était dégagé dans la cour, tandis que la cible, un vieux harnois dressé contre un mur, s'était écroulé, transpercé de part en part. Lui qui n'avait jamais conçu aucun goût pour les armes, il avait été séduit par l'élégance et la finesse de cette nouvelle machine. C'était maintenant une passion à laquelle il devait renoncer car il ne pouvait en emporter aucune avec lui. Dans sa précipitation de partir, il n'avait pas songé un instant à ce qu'il voulait en faire. Encore une fois, il était désormais trop tard pour avoir des regrets.

Une sensation familière le tira soudainement de ses pensées. Quelqu'un à proximité recourait à la Nécromancie. Il pensa immédiatement à Johannes et sortit dans le couloir, mais il n'y avait aucun bruit trahissant sa présence. La puissance des flux canalisés s'intensifia et l'incita à se concentrer lui aussi. Il ne bénéficiait plus de la vitalité de ses jeunes années, mais il savait comment s'économiser là où un mage moins expérimenté s'épuiserait rapidement. La puissance s'accrut davantage et dépassa rapidement ce qu'un homme seul était en mesure de maîtriser. Il s'agissait soit d'une cabale, soit d'un spectre tel qu'il en avait rarement rencontré. Mais une pareille force ne manifestait que de l'Autre Côté et il ne devrait pas la ressentir. Intrigué, il perça le Voile de son regard et se pétrifia de terreur au spectacle qui s'offrait à lui.


L'Appel du NécromantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant