Quand ils arrivèrent sur le palier surplombant le hall d'entrée, les invités prenaient place sur leurs sièges respectifs. Les derniers préparatifs s'achevaient et la représentation allait commencer dans un instant. Déjà, deux serviteurs éteignaient plusieurs torches afin de tamiser la lumière. Ils descendirent ensemble les escaliers et Johannes releva quelques regards interrogateurs. De Lens se leva quand il remarqua leur présence et se dirigea vers eux.
— Je ne t'avais pas vu monter dans les étages. Tu espionnais notre invité ? demanda-t-il sur un ton faussement contrarié.
— J'étais curieuse. Mais il n'y avait malheureusement rien à voir, répondit-elle en se tournant vers Johannes.
— Mon Seigneur, j'ai inspecté la grande salle du grenier, il n'y a plus aucune trace de la... perturbation.
— Heureux de l'entendre. Je m'en doutais déjà au comportement de mes domestiques mais je voulais en être certain. Venez vous asseoir, tout est prêt.
La pièce de théâtre, car il s'agissait bien de cela, était une œuvre secondaire d'Orval. L'intrigue en était assez classique mais tout le génie de l'auteur s'exprimait dans la profondeur des personnages et la violence de leurs émotions. Johannes apprécia l'ironie de De Lens qui avait choisi une pièce mettant en scène la mort d'un riche marchand dont les héritiers s'entre-déchirent pour l'héritage. Johannes connaissait le dénouement pour l'avoir déjà vu jouée mais il fut surpris par le jeu exceptionnel des acteurs. Le premier acte s'ouvrait sur la cérémonie des funérailles dans un cimetière, un matin lugubre. Les neuf enfants du défunt et sa seconde épouse se retrouvaient par la suite pour une veillée familiale à laquelle l'aîné des fils ne survivait pas, victime d'un empoisonnement. S'ensuivaient alors de nombreux complots, accusations et meurtres, les alliances se forgeant et se défaisant au gré des intérêts fluctuants des protagonistes.
Johannes attendait avec impatience le point d'orgue de la pièce, la scène de l'assassinat d'Atali. Son frère, désormais l'aîné, avait engagé une bande de reîtres pour se débarrasser d'elle. Orval avait écrit l'embuscade pour qu'elle fût la plus réaliste possible mais nombres de représentations n'avaient pas les moyens d'engager des acteurs sachant lancer un couteau et encore moins d'actrices acceptant de servir de cible ! Johannes se demanda donc quelle troupe De Lens avait embauchée. Il regarda Isabella, installée devant lui légèrement sur sa gauche, et eut la surprise de la voir se retourner vers lui. Comprenant qu'elle voulait s'adresser à lui sans élever la voix, il se pencha en avant, sa botte butant contre le pied du fauteuil d'Isabella, et posa les mains sur son dossier.
— Je vois à votre regard que vous connaissez bien cette pièce. Je suis impatiente de voir la scène de la ruelle, lui dit-elle l'œil brillant d'excitation.
— Je suis sûr que nous n'allons pas être déçus, le jeu est de grande qualité ce soir.
Le décor représentait une rue sombre, truffée de nombreuses cachettes d'où jaillirent les assassins. Les dagues étincelèrent à la lumière des torches et les membres de l'escorte d'Atali tombaient les uns après les autres, à la suite d'un corps-à-corps magistralement représenté. Un homme resté dissimulé se leva alors, une dague à la main. Revêtu d'une tunique tachée, les cheveux en bataille, il se tourna en direction d'Atali, ramena son bras en arrière puis lança son arme vers elle à toute vitesse. Tous les spectateurs regardèrent bouche bée le poignard tournoyer et aucun ne put s'empêcher de sursauter lorsqu'il atteignit sa cible en pleine poitrine. Tandis qu'Atali s'effondrait, Johannes admira le courage et la précision des acteurs, car la protection qu'elle portait sous sa robe devait être petite pour ne pas être visible de spectateurs. Plusieurs applaudissements se firent entendre.
La scène se terminait lorsque le lanceur de couteau sortit une autre dague de sa tunique et s'apprêta à la lancer. Johannes se demanda s'il allait réitérer son exploit sur un des gardes encore debout. Mais il se retourna subitement vers De Lens et, d'un geste sec, déplia son bras. Par réflexe, Johannes se jeta en arrière, les mains encore agrippées au fauteuil d'Isabella. Le siège bascula en arrière et entraîna la jeune femme qui poussa un cri de surprise. Avant qu'elle ne s'écroule sur lui, Johannes entendit siffler l'arme davantage qu'il ne la vit traverser son champ de vision. Puis un bruit écœurant sur sa gauche lui apprit que la lame s'était fichée dans la poitrine de son voisin. Tandis que ce dernier s'effondrait et que le sang jaillissait à gros bouillons de sa bouche, Johannes réalisa que De Lens n'était pas la cible, mais Isabella. Un cri de rage assourdissant, presque inhumain, couvrant le chaos provoqué, retentit alors dans le hall et Johannes ne put s'empêcher de se boucher les oreilles avec les mains.
Lorsque l'intensité du hurlement diminua, il leva les yeux vers la scène. Des serviteurs mais aussi des invités s'étaient jetés sur l'assassin et tâchaient de le maîtriser. Il se débattait avec la force d'un fou furieux et parvint à repousser plusieurs fois ses assaillants. Il saisit une troisième dague dissimulée sous sa tunique et entailla le bras d'un serviteur qui avait osé s'aventurer trop près. Son regard se porta alors sur Isabella et il se rua dans sa direction en brandissant son arme. Désarmés, les hommes s'écartèrent, lui laissant le champ libre. Il sauta de la scène et se rapprocha des fauteuils d'une démarche assurée, semblable à celle d'un prédateur sachant sa proie acculée. Il y eut alors une détonation assourdissante, telle la foudre frappant une nuit d'orage. Tandis que l'écho se répercutait sur les murs, l'arrière du crâne de l'assassin vola en éclat, comme si elle avait reçu un formidable coup de marteau. Des fragments d'os mêlés de cervelle et de sang éclaboussèrent la scène alors que l'homme s'affaissait sans un bruit. Le silence se fit instantanément et tous les regards se tournèrent vers l'entrée. Là, l'intendant de De Lens se tenait debout, dans un nuage de fumée, abaissant une arquebuse encore fumante. La surprise de Johannes était totale. Qui aurait pu imaginer qu'une arme d'apparat, suspendue au mur, fût chargée ? Et qui plus est, qu'un intendant si maniéré sût s'en servir ? Johannes admira l'ingéniosité dont faisait preuve De Lens.
Un mouvement à ses pieds attira son attention. Isabella le regardait depuis le sol où gisait son fauteuil. Sans tenter de se relever, ses yeux passaient de Johannes au cadavre de son voisin qui, en tombant, avait maculé sa robe de sang. Johannes prit ses mains dans les siennes et l'aida à se relever doucement. Déjà, la panique quittait ses yeux et lorsqu'elle fut debout, l'apothicaire y lut une froide détermination. Sans le lâcher, elle le remercia d'un mouvement de tête, lent et sincère. Johannes ne s'y trompa pas : bien que simple, son geste exprimait toute sa gratitude d'être toujours en vie. Puis elle se détourna pour se diriger vers le cadavre du lanceur de couteaux.
De Lens se trouvait déjà à proximité, criant des ordres à ses serviteurs qui accompagnèrent les invités et les comédiens, encore hébétés, dans la salle à manger. Johannes vit l'intendant s'approcher, une fierté non dissimulée brillant dans ses yeux. L'arquebuse toujours à la main, il se pencha sur le cadavre.
— Il est heureux que je fusse à côté de la cheminée. Sans cela, qui sait ce qui aurait pu arriver.
— Ce qui arrive est suffisamment désastreux comme cela ! Tout Blacharque saura dès demain que je ne suis pas capable d'assurer la sécurité de mes convives. J'ai envoyé chercher le guet. Prend la deuxième arquebuse et assure-toi qu'aucun de ces maudits comédiens ne quitte la demeure. Tire s'il le faut.
L'intendant s'inclina rapidement puis alla décrocher l'arme près de la cheminée.
— Quant à vous, Johannes, je ne sais comment vous remercier. Vous avez sauvé ma nièce et...
— Et c'est à moi qu'il revient de le récompenser. Je m'en chargerai, mon oncle. Mais avant cela, je tiens à ce que toute la troupe passe à la question. Je veux savoir pourquoi ils ont tenté de m'assassiner !
— Non.
Le ton de De Lens se fit autoritaire et Johannes comprit qu'il ne souffrirait aucune contestation chez lui, et ce soir particulièrement. Isabella le perçut elle aussi.
— Nous ne savons pas s'il était seul. Tu dois te mettre en sécurité. Rentre immédiatement chez toi. Je vais demander à mes gardes de te raccompagner.
— Johannes le fera tout aussi bien.
— Avec plaisir, ma Dame. Je vous demande seulement quelques instants. Mon Seigneur, puis-je examiner le corps ? Sa mort est récente, je pourrais peut-être apprendre quelque-chose.
De Lens jeta un regard circulaire dans le hall, comme pour s'assurer qu'ils étaient seuls. Puis il acquiesça d'un hochement de tête.
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L'Appel du Nécromant
FantasyDans la cité médiévale de Blacharque, Johannes mène une vie paisible en vendant ses services d'exorciste aux Seigneurs Marchands de la ville. Rompu aux Arts Occultes, il cherche à asseoir sa réputation auprès de ces puissants notables. Convié à une...