Chapitre 11

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Johannes enfila ses épais gants de cuirs, ceux dont il se servait lorsqu'il maniait des substances toxiques ou acides. A la fois souples et résistants, ils le protégeraient efficacement contre les griffures dont il serait très probablement victime. Il ôta le couvercle de la caisse puis plongea rapidement la main pour saisir le félin avant qu'il ne s'enfuît d'un bond. L'agrippant par le cou, il l'éleva à hauteur de son visage. Le chat feula, se débattit vigoureusement et essaya de le griffer. Il sortit alors le poignard de sa boite. La lame ondulait à un rythme très lent. Johannes constata que les parois internes de la boite présentaient des entailles absentes lors de son départ de chez lui. Le rythme de la lame accéléra subitement, comme en réponse à un signal inaudible pour Johannes. Cependant, l'arme était toujours aussi stable dans sa main. Instantanément, le chat s'immobilisa et se recroquevilla sous la poigne de l'apothicaire. Paralysé de terreur, il ne fit pas le moindre mouvement lorsque Johannes rapprocha le poignard.

Dans un premier temps, le chat resta tétanisé. Puis, lorsque les intentions de Johannes lui apparurent clairement, il se démena avec l'énergie du désespoir en miaulant de toutes ses forces et réussit presque à s'échapper. Dans sa panique, il ne sembla pas ressentir de douleur à la petite entaille que Johannes avait pratiquée sur son flanc. N'ayant alors constaté aucun effet, l'apothicaire l'égorgea. Il plongea l'arme directement dans son cou et, le chat se débattant, y ouvrit une plaie béante d'où le sang gicla. L'ondulation de la lame cessa au moment où elle pénétra dans la chair. Un sentiment d'intense satisfaction envahit alors Johannes, comme s'il gouttait un plaisir depuis longtemps inassouvi. Malgré la présence du gant autour de sa main, il sentait le sang chaud couler contre sa peau, ce délicieux fluide toujours gorgé de vie qui le revigorait enfin. Il ressentit le râle d'agonie de la bête comme la plus douce des mélodies et un sourire béat illumina son visage. Puis subitement, son entraînement refit surface et ses réflexes de protection se manifestèrent. Il dressa d'un coup ses barrières mentales et lutta contre ce sentiment qui n'était pas le sien. Ce dernier reflua peu à peu. Johannes le sentit buter fortement contre ses remparts, tel un dernier assaut désespéré. Lorsqu'il disparut complètement, laissant Johannes recouvrer ses facultés intellectuelles, une sensation fugace d'énervement, teintée de déception, se fit ressentir.

Il tenait maintenant le cadavre du chat dans sa main gauche et le sang gouttait dans la neige. Le flot écarlate s'était tari rapidement après qu'il eut plongé l'arme dans la gorge de l'animal. Cependant, plus aucune trace de sang n'adhérait maintenant à la lame, qui avait déjà repris son aspect terne. Un mince filet de vapeur s'élevait de la flaque rouge au sol : le froid reprenait peu à peu ses droits. Il retira son gant en s'aidant de ses dents et le laissa tomber au sol. Johannes remarqua qu'il avait bien fait son office ; il n'était pas rentré en contact avec le sang. Ses sensations avaient cependant été abusées. Il reconnut la marque des spectres, dont les illusions et les promesses constituaient les meilleures armes. Le poignard abritait donc l'esprit d'un mort. Comment cela était-il possible ? Comment une âme pouvait-elle se retrouver ainsi piégée ? Ou alors s'y était-elle réfugiée volontairement ? Johannes ressentait tout le choc de sa découverte. Aucun professeur, aucun livre à l'Académie n'avait jamais évoqué cette possibilité. Soit les détenteurs de ce savoir le gardaient jalousement, soit il était le seul à avoir vécu une telle expérience.

Il était tellement absorbé par ses pensées qu'il n'entendit que trop tard le bruissement d'ailes sur sa gauche. A peine eut-il le réflexe de s'écarter qu'un déluge de plumes noires lui frôla le visage et s'enfuit aussi rapidement qu'il avait surgi. Une vive brûlure à la joue lui apprit qu'il n'avait pas réagi assez vite. En sursautant, le poignard lui avait échappé et gisait désormais dans la neige à ses pieds mais son autre main tenait toujours fermement le chat. Il porta sa main libre à sa joue. L'estafilade était superficielle, l'attaque avait été beaucoup plus soudaine que violente. Il remit son gant en jurant puis se pencha pour ramasser le poignard. Tandis qu'il se redressait, une bourrasque de vent se leva et souleva des flocons, les faisant tourbillonner en l'air et former des arabesques aussitôt effacées. Des bribes de conversation lui parvinrent alors, étouffées par la distance mais néanmoins en partie compréhensibles. « Regardez... traces dans... forêt... ». Il était suivi ! Mais par qui ? Les traces qu'il avait laissées à l'orée les mèneraient jusqu'à la clairière. S'il se faisait surprendre avec le cadavre du chat, ses poursuivants ne manqueraient pas de le questionner et découvriraient le poignard. Il ne pouvait pas le permettre.

Réfléchissant rapidement, il recouvrit de neige les taches de sang au sol puis s'élança dans la direction opposée à la route en laissant la caisse derrière lui. Il lui fallait trouver un endroit où se débarrasser de l'animal et vite. Mins d'une minute plus tard, il s'arrêta un court instant pour regarder autour de lui, à la recherche d'un trou ou d'un rocher assez grand pour y dissimuler le cadavre. Il tendit l'oreille pour essayer de localiser ses poursuivants mais il n'entendit que sa respiration courte et rapide. Aucun bruit ne lui parvenait. Ils devaient être encore assez éloignés et Johannes réalisa qu'il avait été extrêmement chanceux de se trouver sous le vent de la bourrasque, obtenant ainsi un préavis suffisant pour déguerpir. Il n'avisa aucun endroit propice à se débarrasser de son fardeau et se résolut alors à le déposer au pied d'un arbre. Il allait perdre une précieuse minute mais il n'avait guère le choix.

Après avoir lâché le poignard, il s'accroupit auprès du cadavre et y apposa ses deux mains. Il ferma les yeux, fit le vide dans la tête, et les rouvrit soudainement. Le monde prit l'habituel aspect gris et vaporeux de l'Autre Côté. Les arbres devinrent des silhouettes indistinctes et seule la neige resta inchangée. Il se concentra sur le Voile autour du chat dont le cadavre brillait légèrement. C'était le signe d'une mort récente et il ne tarderait pas à prendre l'aspect terne environnant. Johannes perfora le Voile en deux endroits près de la fourrure de la bête et commença à y siphonner l'énergie encore présente dans le corps. Il la fit passer de l'Autre Côté le plus rapidement possible et le cadavre pâlit progressivement. Lorsqu'il fut vide, Johannes relâcha sa concentration et sa vision revint au monde normal. Il était essoufflé mais il avait puisé dans l'énergie du chat pour effectuer le transfert. Ses yeux fixaient toujours le félin dont le corps était désormais desséché, flétri, comme si sa mort remontait à plusieurs semaines. La peau s'était tendue sur les os dont les formes étaient nettement visibles. Il saisit le cadavre et le jeta à quelques mètres derrière une congère, loin de ses traces de pas. Ses poursuivants ne remarqueraient sans doute pas mais si c'était le cas, seule le recours à la Nécromancie pourrait dévoiler la supercherie. Il ramassa le poignard, se redressa et s'engagea sous les arbres.

Si la vitesse avec laquelle il avait procédé au transfert lui avait demandé un effort certain, son corps était habitué à manier l'énergie nécromantique et il récupérait assez vite. Déjà, ses poumons s'apaisaient et il retrouvait un souffle calme et régulier. Il reprit sa course et obliqua en direction de Blacharque. D'après ses souvenirs, il devrait bientôt sortir du bois et n'aurait plus qu'à traverser les champs pour regagner la route. Il lui fallait maintenant espérer que ses poursuivants ne le verraient pas en terrain découvert. Il pressa encore l'allure.

La route était déserte lorsqu'il la rejoignit. La neige tassée et boueuse prouvait qu'il y avait eu beaucoup de passage depuis le matin mais, actuellement, aucun voyageur n'était en vue. Johannes jeta un regard vers la forêt, à la recherche d'éventuelles silhouettes, mais il n'aperçut aucun mouvement à la lisière des bois. Ce n'était pas le moment de s'attarder, aussi reprit-il sa marche vers la ville. Il parcourut d'un bon pas les deux kilomètres de retour jusqu'aux remparts. Les trois gardes de faction à la porte tenaient leur hallebarde de façon négligée et semblaient s'ennuyer ferme. Ils le dévisagèrent lorsqu'il s'approcha mais après un examen rapide, ne lui accordèrent plus la moindre attention. Johannes franchit l'enceinte avec soulagement. Il ne savait toujours pas qui l'avait suivi mais il se sentait davantage en sécurité dans la ville. Il prit alors la direction du quartier commerçant.


L'Appel du NécromantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant