Chapitre 35

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Les ténèbres. La température hivernale. L'humidité qui s'infiltrait sous ses vêtements et accentuait la morsure du froid. Le goutte-à-goutte régulier de l'eau suintant du plafond. L'univers de Johannes se résumait à la solide porte en chêne et aux quatre murs de pierres de sa cellule profondément enfouie dans les souterrains du palais du Prince-Marchand. Au sol, un mince tapis de paille moisie constituait son seul confort et isolait sommairement son corps transi des dalles gelées.

Il gisait sur le côté, prostré dans le manteau et les loques de ce que furent ses vêtements dans les égouts plusieurs jours plus tôt. Plusieurs jours ou une semaine, il l'ignorait. Il avait perdu le fil du temps depuis qu'on l'avait jeté ici-bas, mais il s'en moquait. Un maigre repas lui était servi de manière irrégulière ; son estomac criait toujours famine lorsqu'il entendait au loin une grille que l'on déverrouillait puis résonner les pas du garde lui apportant sa pitance. Au quignon de pain sec trempé dans une soupe fade succédait une soupe sans goût agrémentée d'un quignon de pain sec. Mais il s'en moquait également. Même la torche du garde, seule source de lumière qui lui fut brièvement donnée de voir, ne suscitait en lui aucun intérêt.

Les gardes d'Isabella n'avaient pas retenu leurs coups. Le meurtre soudain de leur maîtresse, à laquelle ils semblaient sincèrement dévoués, les avaient mis dans une rage folle. Heureusement pour Johannes, aucun d'entre eux n'avait eu l'idée de dégainer son arme, sans quoi il serait dores et déjà mort. Ils l'avaient désarmé en lui tordant le bras puis l'avaient jeté au sol, avant de le rosser jusqu'à ce qu'ils se furent suffisamment défoulés pour reprendre leurs esprits. Il se souvenait vaguement de cette pluie de coups assénés frénétiquement. Il savait seulement qu'il avait continué à rire tel un dément durant un long moment, exacerbant sans doute la furie des gardes. Son corps était couvert d'ecchymoses et chaque mouvement, même léger, le lui rappelait. Par réflexes, il avait enfoui son visage dans ses bras et seul un coup de pied chanceux lui avait rouvert la lèvre que Ian avait fendue, il y avait une éternité de cela, lui semblait-il. Le froid de sa cellule l'anesthésiait partiellement mais il limitait ses mouvements aux seuls repas. A quoi bon faire autre chose ? Sa geôle n'avait aucune autre issue que la porte et tourner en rond ne lui apporterait rien.

Ses pensées étaient entièrement occupées par le crime abominable qu'il avait commis et pour lequel il se dégoûtait. Il revoyait nettement l'étonnement d'Isabella quand la lame s'était profondément enfoncée dans son cou, la décapitant à demi, puis le flot de sang qui avait jailli. Il avait assassiné la femme qu'il aimait, même s'il la connaissait depuis peu. Mais ces sentiments rentraient violemment en conflit avec la haine qu'il éprouvait également pour Isabella, responsable de l'exécution de son ami. Il n'aurait jamais soupçonné une telle cruauté en elle. Il la savait dure, mais dure en affaires, car son statut de Marchande ne lui laissait pas le choix. Pas un seul instant il ne l'avait cru capable d'une telle froideur et d'une telle rancune. Elle savait qu'Arwald n'était qu'un sous-fifre, un simple instrument de la décision d'humilier sa famille, prise par un Marchand rival. Son père, pourtant réputé impitoyable, allait épargner Arwald. Mais pas elle. Les derniers souvenirs de son ami étaient limpides, plus limpides que certains lui appartenant. Isabella l'avait assassiné de sang-froid.

Déchiré entre ces deux émotions, il laissait son esprit vagabonder au gré de ses pensées. Parfois, sa mémoire le ramenait quelques semaines auparavant, lorsqu'il vivait encore sereinement. Sa boutique, son amie Clothilde, ses longs échanges avec Ilnuir autour d'une tasse de thé... Et souvent, un souvenir qui n'était pas le sien venait briser ces courts moments de paix. Bien qu'il fût habitué aux agressions mentales des spectres, face auxquelles il dressait ses barrières par réflexe, ces protections ne lui étaient d'aucun secours contre Arwald.

Désormais, ses propres souvenirs cohabitaient avec ceux de son ancien ami. Ces derniers étaient fragmentés, partiels et flous. Mais Johannes sentait qu'ils gagnaient chaque jour en précision et en nombre. Au fil des heures passées enfermé dans ce cachot, il voyait des visages inconnus mais familiers à la fois et il savait pouvoir se rappeler leurs noms en se concentrant. Il se remémorait des scènes qu'il n'avait jamais vécues. Ou plutôt, ces scènes s'imposaient à lui, tout droit sorties du néant auquel elles étaient vouées depuis la mort d'Arwald. Il les chassait violemment, refusant que son intimité la plus profonde soit ainsi envahie. Mais il devait se rendre à l'évidence, c'était une lutte perdu d'avance. Un combat insidieux, lent et long, dans lequel Arwald grignotait chaque jour une partie infime de sa mémoire. Seule consolation, il distinguait nettement ses propres souvenirs. Leur clarté, les sensations rattachées, leur luminosité... ils dégageaient une sensation de véracité, de vie, qu'il manquait à ceux d'Arwald, plus ternes.

L'Appel du NécromantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant