Chapitre 41

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Un sentiment d'urgence le ramena à la réalité. Les gardes ne tarderaient pas à rentrer. Ils devaient certainement trouver ce silence suspect mais rechignaient à déranger leur maître. Johannes ne possédait aucune arme. Et même si ce fut le cas, l'issue du combat ne laissait planer aucun doute. Sans compter son épuisement et son corps couvert d'ecchymoses. Il ne pourrait opposer qu'une maigre résistance.

Son regard tomba sur le cadavre au sol qui avait fini de se vider de son sang. La flaque écarlate recouvrait presque la moitié de la pièce. Il éprouva alors une vive excitation et il dressa ses barrières par réflexe. Le sentiment reflua aussitôt et laissa place à la déception. Il constata avec effroi que la dague gisait encore à terre et cette prise de conscience fit vaciller ses défenses mentales. Il fut d'autant plus surpris lorsqu'un souvenir lui appartenant s'imposa à son esprit : l'odeur de poussière omniprésente qui lui avait assailli les narines un instant avant qu'il ne se lève malgré ses entraves et ne saisisse son tortionnaire. Sa vision perçait d'ailleurs le Voile au même moment. Trop absorbé par la mort du Magister et ce qu'elle impliquait pour lui, il n'avait pas songé un instant à la façon dont il s'était libéré des liens. Sans doute de manière instinctive, comme le bouclier qu'il avait dressé face à l'explosion dans sa boutique. Il n'avait pas canalisé volontairement. Il n'y avait donc pas d'autre possibilité. Mais pourquoi ne s'était-il alors pas effondré d'épuisement ? Où avait-il puisé l'énergie pour défaire les flux du Magister ?

Plus il y réfléchissait, plus il lui apparaissait qu'une chose clochait. Jusqu'à ce qu'une vérité toute simple s'impose à lui : il n'avait pas défait les flux car il n'en était tout simplement pas capable. Le Magister était trop puissant. Ses propres flux se seraient heurtés à ceux de son adversaire, sans effet. Il s'était donc libéré autrement.

Abandonnant ses réflexions, il se pencha vers le cadavre. Pour espérer échapper aux gardes, il aurait besoin de toute l'aide disponible. Et la seule qu'il voyait, c'était le corps du Magister. Mais puiser de l'énergie d'un corps humain, qu'il soit vivant ou mort, était interdit par l'Académie. C'était même le précepte le plus important de la Nécromancie. Johannes hésita. Il avait le choix entre une mort certaine et violer son premier serment pour un mince espoir de survie. Il s'était attaché durant toutes ces années à respecter ses engagements pris à l'Académie, conscient qu'ils représentaient avant tout une protection pour les mages. Se parjurer aujourd'hui signifiait renier l'autodiscipline morale à laquelle il s'était astreint et retirer toute valeur à sa parole. Cependant, mourir aujourd'hui l'empêcherait d'aider Ilnuir, qui lui avait confié sa vie en lui révélant sa pratique de la Divination. Il condamnerait donc son mentor à une mort aux mains des Magisters. Le meurtre d'Albrecht ne faisait que retarder l'inéluctable. Un autre viendrait reprendre l'enquête là où son prédécesseur avait été interrompu. Et s'en prendrait rapidement à son ancien professeur. Tiraillé entre son devoir envers Ilnuir et sa loyauté envers l'Académie, Johannes comprit qu'il n'avait finalement pas le choix. Il deviendrait un parjure, honni de ses pairs et de lui-même.

A regrets, il ramassa sa dague, que l'exiguïté de la pièce rendait maniable face à des épées, puis ferma les yeux et se concentra. Les flux nécromantiques parcourant le corps à ses pieds grondaient d'une puissance qu'il n'aurait jamais soupçonnée. Venait-elle du pouvoir immense du défunt Magister ? C'était la première fois qu'il siphonnait l'énergie d'un mage. Tandis qu'il l'attirait à lui et se l'appropriait, il sentit naître la satisfaction d'Arwald mais aussi du spectre enfermé dans sa dague. Il émana d'eux un sentiment d'apaisement, comme deux êtres trop longtemps privés d'eau qui étancheraient enfin leur soif. Son corps se débarrassa de son épuisement, à défaut de refermer ses plaies et soigner ses contusions. Il débordait désormais d'une vitalité nouvelle, comme s'il s'était reposé durant des jours. Il rouvrit les yeux et s'arrêta quelques instants sur le cadavre desséché. Puis, par habitude, il perça le Voile de son regard. Peut-être découvrirait-il un détail qui l'aiderait.

Les murs prirent une teinte pâle et des fissures apparurent dans le linteau en bois de la cheminée. Quant au corps étendu par terre, il semblait momifié par le passage des années tandis que la flaque de sang n'était plus qu'une tache sombre au sol. L'Autre Côté était le reflet vieilli, flétri du monde réel. Mais même sous cet aspect, la petite salle n'avait rien de remarquable. Et elle ne contenait rien qui fut susceptible de l'aider. Cependant, une sensation inhabituelle attira son attention. Il réalisa qu'il percevait le Voile de manière presque tangible. Il avait pris conscience au cours de ces années à pratiquer des exorcismes que le Voile était une frontière immatérielle, davantage une notion humaine facilitant la compréhension de la Nécromancie qu'une véritable réalité. Il le sentait maintenant comme un tissu humide collant à sa peau. Il éprouvait l'envie de le traverser, comme attiré par l'Autre Côté. Il poussa légèrement de son corps et sentit aussitôt une résistance. Le sang imbibant ses vêtements se réchauffa soudainement au contact du Voile qui sembla alors s'étioler. Instinctivement, Johannes créa un flux nécromantique pour percer physiquement le Voile, commençant par le déchirer là où le sang du Magister l'affaiblissait. Il accentua la pression de son corps et la membrane le séparant de l'Autre Côté s'amincit, tandis que ses propres réserves d'énergie, nouvellement acquises, fondaient comme neige au soleil. La vitalité dont il débordait déclina de concert et bientôt, il grogna sous l'effort, certain d'être tout proche de son but. Puis soudainement, le Voile se disloqua et il bascula en avant, aucune résistance ne s'opposant désormais à lui.

Une puissante odeur de renfermé le prit à la gorge, comme s'il avait pénétré dans une salle scellée depuis des siècles. La température chuta et il frissonna. Il se trouvait toujours dans la petite pièce mais elle était maintenant éclairée par une faible lueur blafarde omniprésente, dont il ne parvenait pas à déterminer l'origine. Les murs, déjà pâles, devinrent diaphanes et Johannes distinguait désormais les formes vagues qui se situaient derrière. Les silhouettes brumeuses de quatre gardes se détachaient derrière la porte. Johannes comprit à leurs mouvements saccadés qu'un vif débat avait lieu. D'ailleurs, le son de leurs voix lui parvenait assourdi et incompréhensible, tel un écho répercuté et atténué de nombreuses fois. Il se détourna d'eux pour regarder autour de lui. En pivotant sur lui-même, il ressentit une telle légèreté qu'il faillit en perdre l'équilibre. Il se rétablit sans mal et observa son environnement. Un véritable dédale de pièces entourait la salle d'interrogatoire. Les murs se succédaient les uns après les autres, assombrissant l'horizon progressivement, jusqu'à ne plus rien distinguer. Des silhouettes humaines apparaissaient ou disparaissaient au gré de leurs déplacements. Il tendit la main vers un mur et ne fut qu'à moitié étonné de la sentir le traverser. Seul un picotement léger marquait la présence de la structure solide. Il en retirait ses doigts lorsqu'un lointain grincement l'incita à se retourner. La porte s'ouvrait pour laisser le passage aux gardes en faction. La première silhouette s'arrêta un instant puis se précipita vers le cadavre du Magister. S'agenouillant à ses côtés, elle retourna le corps et poussa un cri d'effroi en reculant précipitamment. Ce fut un son étrange qui parvint aux oreille de Johannes, aigu et étouffé à la fois, mais la terreur s'y distinguait nettement. Les autres soldats restaient figés sur place, incapables de prendre une décision. Cependant, une chose était belle et bien sure : Johannes leur était totalement invisible. N'ayant plus aucune raison de s'attarder là, il traversa le mur menant dans le couloir et s'en fut dans le dédale souterrain.


L'Appel du NécromantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant