Chapitre 13

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Isabella de Lokkette, fille unique du Seigneur-Marchand de Lokkette, nièce du Seigneur-Marchand de Lens, et occasionnellement la maîtresse du Prince-Marchand de Blacharque, adorait les réceptions. Du plus lointain souvenir qu'elle possédât, elle s'était toujours rendue chez les grands de la ville, d'abord avec ses parents, puis seule depuis leur décès prématuré. Deux ans auparavant, elle avait hérité de la fortune de son père, propriétaire des entrepôts dans lesquels transitaient toutes les marchandises entrantes et sortantes de Blacharque. Désormais, elle profitait confortablement de ses vingt-trois ans. N'importe quel marchand, du plus humble au plus éminent, devait traiter avec elle sitôt qu'il avait besoin de stocker quoi que ce fût en grande quantité. Seul l'emplacement idéal de Blacharque, située au carrefour des voies menant à Arkos, Misantia et Bassefosse, lui permettait de tirer un revenu substantiel de cette simple activité. En moins de dix ans, son père avait réussi à mettre la main sur chacun des entrepôts de la ville, par le mensonge, les menaces, la négociation ou le chantage. C'était un homme direct, qui employait tous les moyens disponibles pour parvenir à ses fins, à l'exception du meurtre. De plus, si les routes n'appartenaient à personne, il était possible de monnayer la sécurité des voyageurs en offrant les services de mercenaires. C'est ce que son père avait également fait, jusqu'à posséder sa petite caserne personnelle.

Grande, brune, les yeux marrons, Isabella avait hérité de la finesse des traits de sa mère. Sa fine silhouette était un appel à la volupté et elle avait très tôt appris à en jouer auprès des hommes de son rang. Désormais, aucun lit dans lequel elle voulût se glisser ne lui était fermé, que son occupant soit marié ou non. Sa mère avait désapprouvé ce comportement, aussi Isabella avait veillé à ce qu'elle n'en apprenne jamais les détails. Maintenant, elle avait toute liberté pour s'adonner à ce divertissement. Les hommes avec qui elle passait la nuit le voyaient comme tel : un divertissement pour une jeune femme frivole s'adonnant au plaisir des sens. Et elle n'avait aucune raison de les détromper, car c'était partiellement vrai. Elle ne leur avouait simplement pas qu'elle leur soutirait ainsi des informations parfois cruciales pour ses négociations commerciales à venir. C'était une méthode bien plus reluisante que celles employées par son défunt père. Isabella avait développé à cause de lui une certaine aversion pour les méthodes malhonnêtes, et ne les employait qu'en dernier recours, quand toute autre solution avait échoué. La plupart du temps, ruse et charme suffisaient amplement à qui savait la manier avec doigté.

Elle était occupée à essayer de nouvelles robes, entourée de ses caméristes, lorsque son intendant vint la trouver pour lui remettre une missive. Sa domestique favorite esquissa une moue désapprobatrice face à ce dérangement mais s'abstint de tout commentaire. Il y a bien longtemps qu'elle avait appris que si sa maîtresse avait quelque chose à dire, elle le disait. Isabella examina le cachet sur l'enveloppe et fut surprise d'y découvrir celui de son oncle. D'habitude, s'il souhaitait s'entretenir avec elle, il se présentait tout simplement à la porte de sa demeure. Elle congédia domestiques et intendant d'un geste de la main et franchit la porte qui menait à son étude. Les rivalités entre ses serviteurs renforçaient la piètre opinion qu'elle avait d'eux, mais également sa propre autorité. Aussi les entretenait-elle régulièrement afin que cette concurrence acharnée les pousse à donner le meilleur d'eux-mêmes, et à se montrer des plus serviles.

Isabella se rapprocha de la fenêtre et en écarta le rideau. Dehors, la neige tombait paresseusement. Des nuages gris avaient pris possession du ciel pendant la nuit et la splendeur de la veille n'était plus qu'un souvenir. L'hiver n'était pas sa saison favorite. Son seul intérêt résidait dans les multiples vêtements que l'on devait porter et qui étaient autant d'occasions de se mettre en valeur. La cour de son manoir était déserte. Seules quelques traces de pas étaient visibles dans la neige boueuse de la veille. Lassée de ce morne spectacle, elle reporta son attention sur la lettre et la décacheta. Elle la déplia et reconnut immédiatement l'écriture élégante. Ces lettres fines et tout en hauteur n'appartenaient qu'à son oncle. Elle éprouvait pour lui une tendre affection car, s'il s'était montré distant durant sa jeunesse, il l'avait soutenu après la mort violente de ses parents. Non pas en la considérant comme une enfant, ce qu'elle n'aurait pas accepté, mais en la reconnaissant immédiatement pour qui elle était : une femme compétente à la tête d'une immense richesse, souvent une partenaire en affaires mais parfois une rivale. Il lui avait immédiatement accordé ce respect qu'elle avait dû gagner de haute lutte auprès de nombreux autres Seigneur-Marchands. Il l'avait introduite auprès des cercles fermés des puissants de Blacharque, avait défendu ses revendications et lui avait souvent fourni des informations utiles pour ses négociations. Elle savait lui être redevable mais, là encore, il se montrait d'une loyauté familiale à toute épreuve.

La missive était rédigée sur un ton léger, assez inhabituel. D'ordinaire, il se montrait presque guindé, trop sophistiqué. Aujourd'hui, c'était un homme joyeux qui lui écrivait. Un homme soulagé, devina-t-elle. Mais soulagé de quoi ? Il s'était montré renfrogné ces dernières semaines, semblant souffrir d'un mal dont il ne parlait à personne, pas même à sa nièce. Visiblement, cette période de troubles avait pris fin et son oncle souhaitait le célébrer.

— Marianne, appela-t-elle. Sa camériste favorite franchit aussitôt le seuil de l'étude. Sors les robes des grandes occasions, mon oncle donne une réception !

Isabella se présenta devant le manoir de De Lens une heure après le crépuscule. Certains invités avaient deviné qu'elle était conviée ; il convenait de les faire patienter avant qu'ils puissent profiter de sa présence. Bien avant de franchir le portail de fer forgé, Isabella aperçut les deux grandes torchères qui illuminaient l'entrée du jardin. Lorsqu'elle s'engagea dans l'allée menant à la demeure, elle constata avec plaisir que son oncle s'était donné de la peine. Ou plutôt, en avait donné à ses serviteurs. Le chemin pavé était entièrement déblayé de la neige tombée durant la journée, un brasero brûlait devant chaque statue, et des torches disposées dans les jardins proposaient une promenade nocturne à qui le souhaitait. Arrivée aux pieds des marches, elle leva les yeux vers les portes monumentales, encadrée par deux hautes fenêtres éclairées qui donnaient au manoir l'aspect d'une gigantesque créature fantastique. Les vantaux l'avaient impressionnée lorsqu'elle était enfant et ce soir, ils exacerbaient la beauté rendue à cette demeure. Leur bois avait été vernis et leurs dorures astiquées. Les deux piliers de marbre rivalisaient de reflets et seule l'interposition du serviteur astreint à l'accueil des invités lui évita d'être éblouie.

— Ma Dame, sachez que mon Seigneur vous attend avec impatience. Sa joie sera grande de vous revoir.

Elle répondit d'un sourire calculé pour signifier qu'elle appréciait le compliment. Elle gravit alors les marches et le serviteur lui ouvrit la porte avant de l'inviter à pénétrer dans le manoir. Elle fut frappée par la chaleur qui régnait dans le hall d'entrée. Un véritable brasier flambait dans la cheminée flanquée de deux arquebuses et des torches étaient disposées dans chaque anneau au mur, y compris le long des escaliers menant aux étages supérieurs. Cette débauche de lumière devait coûter une petite fortune. Elle remarqua qu'une grande estrade trônait entre les escaliers. Elle était encadrée par des rideaux, à la manière d'une scène de théâtre. Son oncle avait-il prévu de donner une représentation chez lui ? Quelle délicieuse soirée en perspective...

Un domestique, qu'elle reconnut comme l'intendant de son oncle, vint à sa rencontre. Elle déchiffra derrière son apparente placidité une farouche jalousie à l'encontre de ses maîtres, mais elle dut reconnaître qu'il savait se montrer courtois et jamais obséquieux. Une leçon qu'il pourrait enseigner à nombre de ses propres domestiques. Après une révérence appuyée, il lui retira délicatement son manteau de fourrures qu'il suspendit à une patère disposée là pour l'occasion. Puis il l'invita à le suivre d'un mouvement du bras, toujours en silence. Il s'engagea dans le couloir faisant face à l'entrée, qu'elle savait conduire à la salle à manger.

Isabella avait choisi une robe couleur ivoire, longue et proche du corps, qui dénudait son dos dans un magnifique décolleté plongeant jusqu'aux reins. Elle avait choisi d'en rehausser dorures et dentelles à l'aide d'un châle léger de couleur vive. Lorsqu'elle franchit la porte de la grande salle, elle eut la satisfaction d'entendre les conversations baisser en intensité et surprit plusieurs regards appuyés. Elle fit mine de ne pas les remarquer mais nota bien qui les lui avaient adressés. Une vingtaine de convives étaient présents et disséminés autour de la table sur laquelle le couvert était déjà dressé. Ils portaient tous un verre à la main et des serviteurs passaient entre eux pour les resservir. Hommes et femmes étaient élégamment vêtus, respectant scrupuleusement les critères de la dernière mode. Elle reconnut plusieurs marchands et notables de Blacharque, dont certains avec qui elle était en affaires. Apparemment, son oncle n'avait convié aucun des rivaux de sa nièce et elle lui en fut reconnaissante. Cette soirée serait entièrement consacrée à se divertir.


L'Appel du NécromantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant