Johannes remercia De Lens pour ce succulent festin et poussa un léger soupir de soulagement en empruntant le couloir menant au hall d'entrée. Son goût prononcé pour le vin avait encore failli lui jouer un tour. Mais le nectar servi ce soir était trop rare pour qu'il pût se modérer. Il avait donc bu verre sur verre, le domestique chargé de servir les convives passant le plus clair de son temps près de lui. Alors que la fin du repas approchait, il avait pris conscience de son ivresse prochaine. Il avait depuis longtemps perdu le décompte de ce qu'il avait avalé mais il savait que l'alcool allait bientôt lui monter à la tête. Il en ressentait déjà les effets.
Assise face à lui, Isabella l'avait observé pendant tout le repas. Avant de s'attabler, elle l'avait questionné sur son métier bien au-delà des simples mondanités. Johannes n'arrivait pas à déterminer si cet intérêt le concernait ou bien portait sur son activité si particulière. Sans doute les deux. En tout cas, il l'espérait. Il avait dû faire appel à toute sa volonté pour résister à son charme et se montrer impassible face à elle. Elle avait le visage d'un ange et le sourire du pêché. Et elle savait en tirer parti. Lui aussi l'avait observée. Lors de ses échanges avec ses voisins, elle maniait son sourire avec la science d'un maître d'armes. Mais elle appartenait à un monde qui n'était pas le sien et l'espoir n'était pas permis. D'ailleurs, l'espoir de quoi ? Qu'une jeune aristocrate richissime s'intéresse à un apothicaire ? L'alcool commençait sérieusement à lui tourner la tête.
Le crissement d'un fauteuil que l'on déplace l'avait ramené à la réalité. Il s'était aperçu que De Lens venait de repousser son siège pour se lever, et allait annoncer la fin du repas. Il ne lui était resté que quelques instants pour agir. Il s'était concentré sur son propre corps, plongeant profondément dans ses pensées. Le bruit environnant s'était rapidement estompé et les battements de son cœur avaient gagné en intensité. Il avait alors visualisé le sang circulant dans ses veines puis libéré un flux d'Hydromancie, purgeant l'alcool de son organisme. L'ivresse s'était aussitôt dissipée. Sachant que le temps lui était compté, il n'avait pas filtré tout l'alcool. Lorsqu'il avait repris conscience de son entourage, il conservait un sentiment de légèreté.
— ... joindre dans le hall d'entrée.
Il avait suivi l'exemple des autres convives avant de comprendre ce que De Lens avait dit. Il avait alors remarqué qu'Isabella ne le quittait pas des yeux et senti son regard peser sur sa nuque même après avoir quitté la salle à manger.
Durant le repas, des fauteuils avaient été disposés en deux rangées à environ cinq mètres face à l'estrade. Plus légers que ceux de la salle à manger, ils n'en paraissaient pas moins confortables. En s'approchant, Johannes remarqua que chaque siège portait le nom d'un invité posé sur l'assise. Le sien était disposé sur le fauteuil situé juste derrière celui de De Lens. Isabella siégerait à la gauche de son oncle. Des gens s'affairaient derrière les rideaux tirés de l'estrade. Visiblement, la représentation subissait un contretemps.
Johannes se tenait seul entre les sièges et l'estrade quand Isabella vint le rejoindre.
— Mon oncle est occupé à surveiller les derniers préparatifs. Il m'a demandé de vous transmettre une requête. Pouvez-vous aller vérifier dans les étages que tout est... en ordre ? Spécialement au grenier.
— Bien sûr, ma Dame.
Il la salua d'une inclinaison du buste avant de se retourner et gravir l'escalier menant aux étages. Il franchit le palier et s'engagea dans le couloir desservant les chambres. Cette fois, une chaleur accueillante y régnait et Johannes se douta que certaines chambres étaient occupées. Il n'en poussa donc pas les portes, décrocha une torche d'un anneau et monta directement au dernier étage. La température chuta au fur et à mesure qu'il gravissait les marches, si bien que, parvenu en haut, son haleine formait un nuage de givre. Rien ne semblait avoir changé ici, à l'exception des traces de pas dans la poussière, plus nombreuses. Il reconnut les siennes et en distingua deux autres. Certainement celle de De Lens et de son intendant. Les toiles d'araignée omniprésentes et les draps tendus sur le bric-à-brac donnaient un aspect sinistre aux différentes pièces. Il poursuivit son chemin dans le couloir jusqu'à la grande salle, lieu du supplice d'Anderoth. Il accrocha sa torche près de l'entrée puis marcha jusqu'au centre de la pièce et s'immobilisa. C'est seulement alors qu'il se concentra et regarda par-delà le Voile.
Il n'y constata aucune anomalie. Les bruits de combat et l'odeur infecte avaient tous disparu. Les cadavres également. Il patienta quelques secondes, à la recherche du battement caractéristique mais là non plus, il ne perçut rien. Il regarda le plancher, à l'endroit où il avait banni le spectre d'Anderoth, et y trouva un faible écho de son sortilège. Le Voile y conservait une densité plus importante qu'ailleurs tandis que des réminiscences de haine entremêlée de rage y subsistaient. Il reprendrait son épaisseur normale avec le temps mais Johannes estimait que pendant plusieurs mois, un Nécromancien détecterait facilement que le Voile avait été manipulé.
Rassuré, il reprit sa vision normale. Le gris fit place aux ombres dansantes de la torche et, en se tournant vers la porte, il sursauta : Isabella se tenait dans l'encadrement, nonchalamment adossée au mur. Visiblement, elle s'y trouvait depuis quelques minutes et elle l'observait attentivement.
— J'imaginais la magie plus impressionnante, dit-elle avec une moue.
— La magie est rarement spectaculaire car elle a rarement besoin de l'être, ma Dame. Et quand elle l'est, mieux vaut ne pas être dans les parages.
Il remarqua alors qu'elle portait ses chaussures à la main, raison pour laquelle il ne l'avait pas entendue. Il ne put se retenir d'ajouter :
— J'imaginais une Seigneur-Marchande plus soigneuse avec ses bas-de-chausses.
Pendant un court instant, la surprise le disputa à la colère sur le visage d'Isabella. Mais ses traits se détendirent dans un sourire qui illumina sa beauté.
— Votre insolence pourrait vous jouer des tours, méfiez-vous. Mais pas ce soir. Je ne souhaite pas gâcher la réception de mon oncle. Que faisiez-vous ?
— Je vérifiais simplement qu'il n'y a plus de danger. Que les choses sont revenues à la normale.
— Et le sont-elles ?
— Apparemment, oui. Il faut que j'en informe votre oncle, il devrait être content de l'apprendre avant le début de la représentation. Je vous raccompagne ?
Il prononça cette dernière phrase davantage sur un ton affirmatif qu'interrogateur, lui signifiant respectueusement que la discussion était terminée car De Lens l'attendait. Il lui présenta son bras afin qu'elle s'y appuyât pour remettre ses chaussures. Il goûta le contact, trop éphémère, de sa main délicate et de ses doigts effilés. Il lui sourit lorsqu'elle se redressa puis alla décrocher la torche de son anneau. Celle d'Isabella se dressait éteinte quelques mètres plus loin dans un anneau. Trop étroit pour y marcher à deux de front, le corridor poussiéreux lui était désormais familier. Il la précéda d'un pas tranquille.
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L'Appel du Nécromant
FantasiaDans la cité médiévale de Blacharque, Johannes mène une vie paisible en vendant ses services d'exorciste aux Seigneurs Marchands de la ville. Rompu aux Arts Occultes, il cherche à asseoir sa réputation auprès de ces puissants notables. Convié à une...