Chapitre 36

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Ilnuir avait repéré l'homme qui surveillait sa maison depuis deux jours. Vêtu simplement mais chaudement, il passait à intervalles irréguliers devant chez lui, parfois l'air pressé, parfois prenant son temps. Mais il regardait toujours discrètement vers sa maison. Sa tenue n'arborait aucune marque distinctive et à vrai dire, le vieux professeur n'y aurait jamais prêté la moindre attention si son valet ne lui avait signalé les passages répétés de cet homme.

La veille, la rumeur d'un meurtre chez les de Lokkette lui était parvenue. Les assassinats étaient rares depuis plusieurs années et le moindre incident pouvait prendre une tournure exagérée. Aujourd'hui, ce sujet était sur toutes les lèvres au marché, lui avait rapporté son serviteur. Cependant, impossible de savoir qui en avait été victime. Pour les uns, il s'agissait d'un serviteur. Pour d'autres, c'était le chef de la garde de la Seigneur de Lokkette. Enfin, certains prétendaient que c'était la Seigneur-Marchande elle-même qui était morte. Mais toutes les histoires convergeaient sur un point : on avait arrêté le meurtrier. Il n'avait pas reçu de nouvelles de Johannes et avait décidé de l'attendre encore un jour. La Divination était une magie épuisante pour son âge et ce ne serait pas la première fois que son jeune élève prendrait du bon temps avant de venir le voir. Cependant, il ne pouvait ignorer ce léger sentiment d'inquiétude qui le tracassait depuis la nouvelle de l'assassinat.

Aussi Ilnuir se résolut-il à remplir son bassin de divination pour pister le guetteur. Il attendit patiemment derrière le rideau d'une fenêtre donnant sur la rue que l'homme se présentât puis se rendit dans la petite pièce aux murs tapissés d'étagères. Il se concentra doucement, laissant les flux de Divination parcourir la vasque où l'image de sa rue apparut progressivement. L'homme s'éloignait déjà de sa maison mais Ilnuir n'eut aucun mal à le rattraper. Puis il resta focaliser sur le guetteur dont les pas le menèrent à travers Blacharque en direction du palais du Prince. Il en franchit les portes principales sans même un signe aux gardes de factions. Il était vraisemblablement connu. Ilnuir sentit son inquiétude se renforcer. Si un homme au palais le faisait espionner, qui était-il ? Très peu probable que ce fut Abboth. Il connaissait Ilnuir depuis longtemps et savait que le vieil homme n'était pas un danger. Tout au plus un léger agacement quand il avait un service à lui demander. Mais c'était rare et jamais le vieux professeur ne l'avait obligé à prendre de risque.

Ilnuir se contenta donc de suivre le guetteur au sein de la vieille forteresse. Ce dernier se rendit dans l'aile réservée aux invités, qu'Ilnuir avait eu l'occasion de visiter plusieurs fois, lorsqu'un de ses amis de l'Académie venait à Blacharque. Peu décorées mais néanmoins spacieuses, les chambres occupaient le premier étage. Elles étaient desservies par un long couloir dont le décorum tranchait avec la modestie des appartements. Une rangée de statues hautes comme un homme y courait d'une extrémité à l'autre, chacune représentant un Prince-Marchand.

Le guetteur remonta le corridor d'un pas décidé et s'arrêta devant une porte similaire aux autres. Il y frappa doucement et un homme vêtu d'une chemise rouge bouffante lui ouvrit. Ilnuir sursauta. Cette tenue lui était familière et il sentit son estomac se nouer. Ses soupçons se confirmèrent quelques secondes plus tard, lorsque l'espion fut introduit auprès d'un homme au visage qu'Ilnuir connaissait très bien et avait espéré ne plus jamais revoir. Albrecht ! Mais que faisait-il à Blacharque ? La réponse lui apparut aussitôt. La dague de Johannes. Ilnuir ignorait comment, mais le Magister était au courant de l'arme de son ancien élève. La coïncidence était trop forte pour être vraisemblable. La Divination qu'il pratiquait était assez discrète pour ne pas éveiller les soupçons. Mais il ne pouvait pas en dire autant de la dague que Johannes avait ramenée de son exorcisme chez De Lens. Johannes et lui étaient donc sous surveillance et Ilnuir ignorait depuis quand. D'ailleurs, l'absence de Johannes était probablement liée à Albrecht. Si ce dernier avait mis la main sur l'apothicaire, ce n'était qu'une question de jours avant qu'il ne vînt s'occuper d'Ilnuir. Il était temps de se préparer à partir, une fois de plus.

Le lendemain, Ilnuir regardait la charrette quitter la cour de sa maison avec un pincement au cœur. Il y avait fait charger sa vasque de Divination dans une caisse, après s'être assuré qu'aucun espion d'Albrecht ne rôdait dans la rue. Son cocher, accompagné de son intendant, avait pour ordre de se rendre chez De Lens. Le Seigneur-Marchand n'était pas un ami à proprement parlé, mais ils se vouaient une estime réciproque et Ilnuir avait une confiance totale en lui pour cacher la caisse dans un endroit inaccessible au Magister. La missive que portait son premier serviteur ne mentionnait pas la nature de l'objet à dissimuler, tout au plus évoquait-elle une sculpture de valeur. Il suffisait de parler d'argent pour se faire comprendre d'un Seigneur-Marchand.

A l'étage de sa maison, ses deux autres serviteurs finissaient de préparer les malles en vue du voyage à venir. Ilnuir leur avait dit qu'il comptait passer trois mois à Arkos. Le calme habituelle avait rapidement cédé la place à l'effervescence des préparatifs. La veille, il s'était montré intraitable, il voulait partir demain à la première heure. Son intendant avait essayé de repousser le départ mais il le soupçonnait d'apprécier ce remue-ménage après tant de mois de tranquille routine. Cet homme de confiance, à son service depuis pratiquement vingt-cinq années, serait le seul dans la confidence : leur maître ne serait pas dans le carrosse vers Arkos. Il n'en saurait pas davantage, mais c'était déjà un lourd fardeau que faire porter cette mascarade pendant tant de jours sur les épaules de cet honnête serviteur.

Deux heures plus tard, la charrette revint, vide de son chargement. Son cocher s'affaira alors à transférer les chevaux sur le carrosse aux pieds duquel ses bagages attendaient d'être chargés. Ses deux serviteurs, emmitouflés dans leur lourds manteaux d'hiver, attendaient l'ordre de l'intendant. Ce dernier serait le seul autorisé à voyager à l'intérieur du carrosse. Les autres siégeraient avec le cocher.

Ilnuir soupira. Sa vie dans cette maison touchait à sa fin. Il en regrettait déjà le confort. A son âge, les rigueurs de la vie devenaient parfois difficiles à supporter et la certitude qu'une tasse de thé chaude l'attendait à côté de son fauteuil favori lui permettait de les affronter en sachant qu'elles auraient une fin. Désormais, il allait se confronter à nouveau à l'inconfort et aux risques du voyage. Qui plus est en plein hiver.


L'Appel du NécromantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant