Chapitre 31

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Il reprit sa marche en comptant ses pas. Si jamais il se retrouvait plongé dans l'obscurité, ça lui serait utile. C'était également une façon simple d'occuper son esprit pour qu'il ne fût pas submergé par les questions angoissantes auxquelles il n'avait aucune réponse. Sa torche découvrit un peu plus loin une ouverture dans le mur. Jadis fermé par une porte dont il ne subsistait que quelques planches vermoulues au sol, le linteau arborait une sculpture représentant le calice surmonté d'une bague sertie, symbole de la Guilde des Orfèvres. Johannes pénétra dans une petite pièce dénuée de tout meuble. Seul un petit sac en toile de jute gisait dans un coin, visiblement jeté là à défaut de trouver un meilleur emplacement. Il devait être abandonné depuis peu car le tissu grossier n'était pas rongé. Intrigué, Johannes défit le lacet qui le fermait. L'éclat de sa torche lui fut alors renvoyé tandis qu'il contemplait un amas de bijoux étincelants. Des bagues, des bracelets, des colliers, tous sertis de pierres précieuses, brillaient de mille feux. Il tenait entre ses mains une fortune digne des Seigneurs-Marchands, si toutefois il ressortait d'ici. Johannes ne perdit pas de temps en conjecture et ramassa le sac qu'il accrocha à sa ceinture.

La lampe traînait au sol, abandonnée pour une raison inconnue. Johannes la ramassa et constata qu'elle contenait encore une belle réserve d'huile. De plus, une plaque coulissante permettait de l'occulter à volonté. Il la troqua donc contre sa torche, presque entièrement consumée, et reprit son chemin. Le couloir se prolongeait en ligne droite sur quelques dizaines de mètres avant d'être interrompu par une ouverture voûtée. Une porte vermoulue en interdisait autrefois l'accès. Elle gisait désormais ouverte, soutenue par un ultime gond rouillé et affaissée contre le mur. Derrière, Johannes devina une salle dont la lumière de sa lampe n'atteignait pas les parois mais y dessinait les contours de grandes formes insolites posées sur le sol. Il franchit les derniers pas et pénétra dans la pièce.

Elle était immense. Depuis l'entrée, il n'en voyait pas l'autre extrémité. Large de plus de quinze mètres, elle affichait encore les traces du luxe qui fut le sien un siècle auparavant. Le sol en marbre avait perdu son lustre sous la couche de poussière qui le recouvrait ; néanmoins, certaines dalles reflétaient encore la lumière. Le lambris des murs subsistait dans un état de conservation remarquable qui traduisait sa qualité. Seules quelques lames s'étaient décrochées sous les assauts de la mousse et de l'humidité. Il leva les yeux et ce fut seulement à cet instant que le gigantisme de la pièce s'imposa à lui, le laissant ébahi. Le plafond culminait à presque dix mètres de hauteur. Des caissons en bois, de forme octogonale, y abritaient des sculptures représentant de grands bijoux finement ouvragés. Le vernis renvoyait à Johannes la lumière à la façon de l'or et de l'argent, lui donnant l'illusion un bref instant que de véritables bagues, colliers, médaillons, diadèmes et autres ornements, taillés pour des géants, étaient suspendus là depuis des siècles. Des lustres monumentaux pendaient à intervalles réguliers au bout de chaînes en acier dont Johannes aurait été incapable de faire le tour des maillons avec ses mains jointes. Les bougies étaient depuis longtemps fondues et la cire restante avait noirci.

Le regard de Johannes se reporta sur les formes disséminées dans toute la pièce. La lueur de sa lampe lui révéla des établis de joaillerie. Sous l'épaisse couche de poussière qui les recouvrait, il distinguait nettement des bijoux inachevés, figés dans l'attente que la main experte du joaillier leur donnât leur vie définitive. De nombreux outils occupaient les plans de travail. Abandonnés à la hâte, sans avoir pris le soin de les ranger soigneusement, ils témoignaient de la surprise provoquée par la catastrophe et la panique qui s'en était suivie.

Laissant l'entrée derrière lui, Johannes s'avança entre les rangées d'établis, à l'affût du moindre bruit ou mouvement. Alors lui parvint un son étouffé, répercuté sur les parois de la pièce. Continuant dans sa direction approximative, il entendit brièvement résonner le cliquetis de chaînes qui raclaient le sol. Puis le silence revint, laissant Johannes s'interroger sur la réalité de ses perceptions. Il reprit sa progression et découvrit un établi renversé dont deux pieds manquaient, proprement sciés. Les copeaux de bois et les traces dans la poussière au sol attestaient que le travail était récent. Il se relevait à peine qu'un sanglot mal contenu éclata devant lui, à la limite de la zone de lumière de sa lampe. Il leva son arbalète et s'avança prudemment.

Il vit dans un premier temps des pieds nus et sales, maintenus serrés par des chaînes en fer à un établi incliné, puis les lambeaux d'une robe blanche recouvrant les jambes et le corps d'une femme. Une vague d'angoisse déferla en lui et il la contint avec grande peine lorsque le visage d'Isabella apparut. Ses poignets étaient également liés et, comme ses chevilles, écorchés jusqu'au sang, preuve de la violence avec laquelle elle se débattait. Son habit n'était plus qu'une loque déchirée et tachée dont la dentelle avait totalement disparu. Un bâillon lui couvrait la bouche et étouffait ses gémissements.

Lorsqu'elle le reconnut, ses yeux s'illuminèrent et elle essaya d'articuler des mots, les yeux levés vers lui, mais le bâillon rendit vains ses efforts. Sa tête retomba de fatigue sur la planche en bois et Johannes se précipita vers elle. Il posa son arbalète au pied de l'établi et dénoua le bâillon qui lui enserrait la bouche. Ce faisant, il nota que deux des pieds du meuble d'origine étaient désormais rallongés par ceux qui avaient été sciés, transformant ainsi cet établi en chevalet. A peine eut-il desserré le nœud qu'il sentit de nouveau une violente énergie nécromantique se manifester dans la salle. Mais cette fois, il identifia un flux de Pyromancie entremêlé et toutes les bougies des lustres, éteintes et froides depuis des siècles, s'illuminèrent brusquement. Les flammes jaillirent à l'unisson, provoquant un intense éclat de lumière qui aveugla l'apothicaire un bref instant. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il embrassa du regard l'immense salle qui se prolongeait encore sur une vingtaine de mètres. La luminosité était telle qu'aucun détail ne lui échappait et il comprit qu'ainsi les orfèvres pouvaient œuvrer sans gêne.

Pressentant un danger, il retira le bâillon de la bouche d'Isabella et ramassa son arme. Lorsqu'il se releva, son amante lui cria un avertissement et il pivota sur lui-même en épaulant l'arbalète. Il distingua une forme humaine qui s'avançait entre les établis et, sans réfléchir, décocha son carreau. Mais ce ne fut qu'après que le claquement de la corde eût résonné qu'il s'aperçut avec effroi qu'il voyait au travers de la silhouette qu'il visait. Son projectile la transperça et poursuivit sa trajectoire avant de frapper le mur et se ficher dans le lambris.

— Allons,mon vieil ami, tu es au-dessus de ces enfantillages.

L'Appel du NécromantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant