Chapitre 12

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En chemin, il passa devant les ruines de l'Académie des Orfèvres, qui avait fait la notoriété de Blacharque jusqu'au siècle précédent. C'était à l'origine un grand bâtiment de pierre long de cent mètres, haut de trois étages et richement décoré, dont deux tours flanquaient la porte monumentale en bois massif. Les aspirants au métier d'orfèvre de toutes les cités connues s'y rendaient dès leur plus jeune âge afin de se faire remarquer par un Maître et ainsi obtenir une place parmi les apprentis. La compétition était rude et tournait souvent en pugilat. A l'époque, le guet entretenait une faction permanente au sein de l'Académie et s'y faire affecter était synonyme de punition tellement les rixes étaient fréquentes. Les artisans qui ressortaient de l'Académie quelques années plus tard étaient recherchés pour leurs compétences et les riches bourgeois ou nobles se disputaient leur savoir-faire. Aucun bijou ni aucun ornement n'était inconcevable dès lors qu'on faisait appel à leurs services.

Aujourd'hui, le regard de Johannes ne s'attarda pas sur les restes de la façade mais se tourna vers la sphère de magie pure qui engloutissait les trois quarts du bâtiment, et dont la multitude de couleurs chatoyantes resplendissait au-dessus du manteau de neige qui recouvrait la ville. Les silhouettes des Devins pris au pièges apparaissaient par intermittence au milieu des flux de magie tourbillonnants qui révélaient des scènes sans aucune cohérence temporelle. On pouvait apercevoir deux mages scellant le sort final de confinement avant de contempler les Orfèvres ayant accompli le rituel de Divination à l'origine du désastre, puis des étudiants déambulant dans les couloirs et échangeant vivement à propos de tel sujet ou d'un autre. On distinguait également des silhouettes se tordant dans des positions impossibles pour le corps humain. Nul ne savait quel but visaient ces Orfèvres ni même qui ils étaient, mais, d'après ce qu'enseignait l'Académie, les prémices de la catastrophe avaient pris la forme de filets de magie pure s'échappant du premier étage de la tour ouest. Visibles même aux non-initiés, ils étaient la marque d'une puissance rarement libérée. Et dans ce cas précis, nullement contenue. Se mouvant tels les tentacules d'un monstre marin géant, ces filets avaient traversé les murs et les portes en mêlant la pierre, le bois et tout ce qu'ils rencontraient comme sous l'effet d'une intense chaleur. Des étudiants malchanceux avaient alors été happés et en partie dissous dans leur environnement immédiat. Dans le mouvement de panique qui s'était ensuivi, seule la présence inopinée de quatre Devins avait permis de freiner l'expansion incontrôlée de la boule d'énergie. Le temps que les étudiants et orfèvres aient pris la fuite, une véritable tempête ésotérique faisait rage. Il avait alors fallu plusieurs heures aux Devins présents pour la confiner définitivement mais eux-mêmes se retrouvèrent bloqués. Peu de temps après, une fois la lumière faite sur cet accident, les Magisters de l'Académie de Magie s'étaient réunis et avaient décrété l'interdiction pure et simple de la pratique de la Divination. Une chasse impitoyable avait alors commencé et tout livre ou parchemin traitant de cette magie avait terminé dans les sous-sols de l'Académie. Seul un fou ou un inconscient en possédait encore un chez lui. Les Devins se firent convaincre de ne plus transmettre leur savoir, qui disparut alors peu à peu. Aujourd'hui, presque cent dix ans plus tard, cette magie avait totalement disparu. Le temps est trop dangereux pour être manipulé, se répéta Johannes. Aussi dangereux qu'autoriser un Nécromant à relever des morts.

Il laissa les ruines derrière lui et continua son chemin. Il remonta lentement sa rue, levant les yeux vers les étages des maisons afin de ne pas recevoir un seau d'immondices sur la tête. Durant l'été, il exhalait une odeur infecte dans tout le quartier, le caniveau central de la rue débordant des déjections et restes de repas jetés là par les riverains. Heureusement, même pendant la saison chaude, il pleuvait régulièrement et l'eau emportait ces ordures au pied de la colline, vers les égouts.

En arrivant chez lui, Johannes remarqua une silhouette encapuchonnée vaguement familière qui faisait les cents pas devant sa porte. Sa démarche rapide traduisait une certaine impatience. Johannes gagea qu'elle attendait son retour depuis plusieurs heures. Il s'avança à sa rencontre et reconnut l'intendant de De Lens. Il se fit la remarque qu'il ignorait toujours son nom lorsque le serviteur du Seigneur-Marchand abaissa son capuchon et révéla un visage lisse, impassible. Johannes n'en fut pas surpris. Mais en plongeant son regard dans le sien, il y décela une colère contenue. Cet homme n'appréciait pas de patienter. Étrange, pour un serviteur dont le devoir est d'attendre la volonté de son maître. L'intendant le salua de son habituel hochement de tête, réservé aux gens qu'il considérait d'une classe sociale à peine égale à la sienne. Il plongea la main sous sa cape et la ressortit en tenant une lettre cachetée qu'il tendit à Johannes.

— Mon maître m'a chargé de vous remettre cette missive.

— Elle doit être importante pour que De Lens vous envoie, vous, porter une simple lettre. J'imagine que vous n'avez pas l'habitude jouer au garçon de courses pour des gens comme moi, répondit Johannes d'un ton sarcastique.

Il appuya ostensiblement sur la fin de la phrase afin de ne laisser subsister aucune ambiguïté. Ce snobisme et ce complexe de supériorité, surtout chez les serviteurs, lui étaient insupportables. Pensaient-ils que le statut social de leur maître rejaillissait sur eux ? Ils n'en restaient pas moins des serviteurs ! Mais son interlocuteur fit mine de ne pas relever la moquerie, lui adressa de nouveau le même signe de tête, et s'éloigna rapidement.

Johannes rentra dans sa boutique, posa la lettre sur une étagère, puis alluma un feu. Le froid n'était pas intense mais il avait cependant besoin de se réchauffer après son aventure dans le bois. Une fois la flambée vivace, il mit de l'eau à bouillir puis rapprocha un fauteuil de l'âtre. Il allongea ses pieds près du feu et décacheta la lettre. L'ayant dépliée, il constata que seules quelques lignes y figuraient. L'écriture était soignée. De Lens l'avait-elle rédigée lui-même ou avait-il dicté son contenu à un scribe ? Johannes l'ignorait.

Johannes,

Je donne une réception chez moi dans deux jours. Cet événement n'aurait pu avoir lieu sans vos efforts. Soyez là avant le crépuscule et soignez vos atours.

Seigneur-Marchand De Lens

Johannes ne savait qu'en penser. C'était bien la première fois qu'il était invité chez un Seigneur-Marchand. De nombreux nobles seraient présents, tous d'un rang supérieur au sien ; il ne manquerait pas de se faire remarquer. Il aimait certes les réceptions, mais celle-ci s'annonçait guindée et le moindre faux pas pourrait lui coûter cher. Une mauvaise parole ou un geste déplacé aurait de graves conséquences sur sa réputation, qui s'effondrerait avant même d'être faite. Cependant, cette réception constituait l'occasion de rencontrer les puissants et riches notables de Blacharque. Et de toute façon, avait-il vraiment le choix ? Il ne pouvait décliner une telle invitation sans s'attirer les foudres de De Lens. Il irait donc chez le tailleur demain. Et tant pis pour Clotilde, elle comprendrait.


L'Appel du NécromantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant