Chapitre 17

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Johannes s'agenouilla auprès du corps. Une mare de sang s'était formée autour du crâne béant et s'écoulait doucement vers les fauteuils. Il se pencha sur le visage de l'assassin, heureusement intact, et riva ses yeux dans les siens, désormais grand ouverts et fixant le plafond sans le voir. Puis il se concentra sur l'énergie nécromantique émanant du cadavre. Il ne pouvait savoir ce qu'il lui serait permis de percevoir, les derniers souvenirs, les ultimes sensations et les pensées s'entremêlant toujours après la mort pour disparaître progressivement. C'est avec une appréhension certaine qu'il plongea dans cet enchevêtrement.

Ce fut comme se jeter dans une rivière tumultueuse, dont la température des courants variait du gel à l'ébullition. Tantôt bousculé par un souvenir douloureux puis emporté dans un flot de rage aveugle, il se retrouvait happé dans un maelstrom de souffrance physique. Une fois la surprise passée, Johannes raffermit son emprise par un effort de volonté et parvint à se stabiliser au milieu du torrent. Cet esprit était au supplice et qu'il reste encore entier relevait du miracle. Mais Johannes percevait qu'il formait un ensemble cohérent, stable, épargné par la déliquescence de la mort. Il perçut un vieux souvenir poussiéreux, réminiscence de jours révolus depuis des années. La façade d'un grand bâtiment, des portes monumentales ouvertes flanquées de gargouilles gigantesques, l'impatience et la fierté de les franchir, le sentiment de se sentir chez soi. Ces images éveillèrent un écho dans la mémoire de Johannes mais il le repoussa et se laissa porter par les courants pour se rapprocher des souvenirs les plus récents. Mais sa tentative échoua et il se retrouva de nouveau ballotté. Il saisit une bribe fugace, très nette, qui le fit frissonner : une petite salle voûtée, humide et sombre, un homme ventripotent portant une cagoule et un tablier en cuir, et un chevalet sur lequel pendaient des menottes. Deux hommes traînaient un supplicié par les épaules. Lorsque ses mains se levèrent faiblement dans une vaine tentative de repousser le tortionnaire, Johannes constata avec effroi qu'il lui manquait le pouce de la main gauche. L'image s'évanouit aussi soudainement qu'elle s'était offerte à lui et il replongea dans le flot tumultueux.

Petit à petit, au gré des cahotements, il comprit la nature du ciment qui maintenait cette structure entière. Une haine farouche et une douleur insupportable, canalisées vers... Le torrent disparut subitement, avant qu'il ait pu en apprendre davantage. Tous les souvenirs, toutes ces sensations avaient cessé d'un seul coup et Johannes se retrouva au centre d'un grand vide, comme si l'assassin était mort depuis longtemps et que son esprit s'était déjà désagrégé. Il chercha quelques instants si des bribes subsistaient mais en vain. Le vide était total. Il devait y avoir une explication à un effacement aussi rapide, mais Johannes ne la connaissait pas. Encore perplexe, il se retira et regagna son propre corps.

— ... vous appris quelque-chose ?

Johannes ne réalisa pas immédiatement que De Lens s'adressait à lui. Le changement brusque de perception, bien que ce fût pour retourner à sa propre enveloppe charnelle, étourdissait toujours. Ses sens revenaient progressivement et sa vue se stabilisa en dernier. Toujours en appui sur ses mains et ses genoux, il leva les yeux vers le Seigneur-Marchand et secoua la tête. L'épreuve l'avait fatigué.

— Rien de très utile, malheureusement. Cet homme était rongé par la haine, je pense qu'il a agi seul. Mais je ne peux pas vous l'assurer, ni vous dire pourquoi.

— Il a agi par haine ? Cela signifie qu'il n'a probablement pas été engagé pour te tuer. Je vais interroger le reste de la troupe. S'il y a une chose à découvrir, nous l'apprendrons. Croyez-moi.

Le ton froid et le regard implacable de De Lens firent frissonner Johannes. Les artistes de la troupe allaient sans doute découvrir les geôles du Seigneur-Marchand.

— Isabella, rentre chez toi. Mon cocher te conduira. Attends-le devant le portail.

— Oui, mon oncle. Johannes, vous venez avec moi.

Comprenant qu'elle n'accepterait aucun refus de sa part, l'apothicaire acquiesça. En se relevant, son regard tomba sur la main gauche de l'assassin. Elle comportait cinq doigts. L'incompréhension qui se lit sur son visage fut cependant trop fugace pour susciter des questions. Heureusement, car il n'aurait su que répondre. Il se releva, alla décrocher le manteau d'Isabella, l'aida à l'enfiler puis récupéra le sien qu'il revêtit d'un mouvement souple.

Un serviteur leur ouvrit la porte et ils en franchirent le seuil ensemble. Ils furent instantanément saisis par le froid nocturne qui était tombé depuis leur arrivée. Les braseros disposés de part et d'autre de l'allée ne brillaient plus que d'un faible éclat et tentaient vainement de tenir à distance les ténèbres environnantes. Çà et là, une plaque de verglas s'était formée et reflétait la lumière des flammes. Du haut des marches, le chemin paraissait sinistre avec ses haies trouées de passages semblables à des gueules géantes, attendant qu'un promeneur distrait les franchisse. Une fois la porte refermée derrière eux, un silence assourdissant s'imposa, comme si la nuit était insensible au déchaînement de violence survenu quelques instants plus tôt dans la demeure. Rien ne bougeait. Isabella frissonna et resserra son manteau autour d'elle. Elle descendit les marches, appuyée sur le bras que Johannes lui avait tendu, puis avança sur le chemin.

Parvenus au bout de l'allée, ils constatèrent que le carrosse de De Lens les attendait déjà. Les chevaux piaffaient dans le froid. Comme pour signaler leur impatience au cocher, leurs souffles gelés jaillissaient de leurs naseaux en longues et brusques saccades. Sans un mot, le conducteur de l'attelage leur ouvrit la porte pour les inviter à y prendre place. Johannes remarqua la hache et le fouet qui pendaient à sa ceinture. Lourdement bâti, cet homme ne devait pas être pris à la légère. Ils se glissèrent prestement dans la voiture, s'installant face à face afin de profiter du confort des banquettes. Au plafond, une lampe à huile diffusait une chaleur douceâtre qui se mêlait à la fumée parfumée. Moins âpres que l'odeur habituelle de ces lampes, les effluves en étaient cependant trop puissantes pour être agréables. Johannes esquissa une légère moue de dégoût mais dut se résigner à les supporter le temps du trajet.

Le voyage s'effectua en silence, chacun perdu dans ses propres pensées. Johannes n'arrivait pas à chasser de son esprit les sentiments qu'il avait perçus dans le cadavre du lanceur de dagues et leur effacement soudain. Il avait beau fouiller dans sa mémoire pour y trouver trace d'écrits relatifs à un tel phénomène, il n'en trouva aucun. Cependant, la violence de l'expérience lui rappela Carion, un étudiant en Nécromancie qui par défi, bien des années plus tôt, avait examiné le corps d'un supplicié. Condamné à mort pour un crime dont Johannes avait oublié la nature, l'homme avait été torturé sur la place de la ville pendant une heure puis exécuté. Sitôt le bourreau descendu de l'échafaud, Carion y était monté et avait plongé ses yeux dans celui du cadavre. Quelques instants après, il s'était relevé livide et avait vomi son repas sous les regards hilares de la foule. Deux bouteilles de vin s'étaient révélées nécessaires pour le convaincre de faire part à Johannes de ce qu'il avait vu. Carion lui avait alors parlé de ce magma de souffrance en ébullition. Il lui avait décrit comment il s'était fait emporter par ce flot déchaîné où se mêlaient jusqu'à se confondre douleur, rage et impuissance. Il avait réussi à s'en extraire lorsqu'un sentiment de délivrance, probablement celui de la mort, l'avait effleuré. Il y avait trouvé l'instant de répit nécessaire pour s'extirper et réintégrer son propre corps. Mais de façon si violente que tout son être s'était révolté et qu'il était resté tremblant plusieurs heures durant.

C'était là le seul début d'explication qu'il possédait. Mince, certes, mais un début tout de même. Cependant, l'effacement soudain restait un mystère entier. De même que son avenir proche. Les chances étaient minces pour que De Lens l'engage de nouveau. Toute la troupe de théâtre serait soumise à la question et le nom du commanditaire, parce qu'il y en avait forcément un, serait révélé. Quant à Isabella, ses réactions semblaient pour le moins imprévisibles. Elle avait rapidement retrouvé ses esprits après la tentative d'assassinat et il n'aurait jamais imaginé devoir la raccompagner.

Il n'avait pas encore décidé s'il devait s'impliquer davantage ou attendre que De Lens ou sa nièce le lui demande, que le carrosse s'immobilisa devant le manoir d'Isabella. Le cocher leur ouvrit la porte et se tint debout près de l'attelage, attendant ses prochaines instructions. Isabella le congédia en le remerciant.

— Venez, ne restons pas dans le froid.


L'Appel du NécromantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant