Chapitre 42

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Ilnuir frissonna en regardant la silhouette humaine vaporeuse, dont les contours ondulaient, qui se tenait à deux mètres dans le couloir. Des flux d'énergie nécromantique tourbillonnaient violemment autour d'elle tandis que le Voile s'amincissait progressivement. Ilnuir la vit avec horreur faire un pas en avant et franchir la frontière avec l'Autre Côté qui telle un linceul, épousa les formes du corps avant de se rompre. A la grande surprise d'Ilnuir, la silhouette tomba à genoux et posa les mains au sol. Le Voile se referma derrière elle et commença à s'épaissir de nouveau tandis que les flux d'énergie se dissipaient.

Le vieil homme brisa sa concentration et recouvra sa vue naturelle. Devant lui se trouvait Johannes, visiblement épuisé par l'effort qu'il venait d'accomplir. Il était vêtu d'habits en loques, déchirés en maints endroits. Ilnuir pensa reconnaître ceux que portaient Johannes en quittant sa maison pour le manoir d'Isabella la semaine précédente. Ses cheveux pendaient en mèches humides et ses joues étaient recouvertes d'une barbe de plusieurs jours. Mais davantage que l'aspect de son ancien élève, c'est l'odeur qu'il dégageait qui le frappa. Des relents d'égouts se mêlaient à une puanteur de vieux caveau, comme s'il avait séjourné dans un cimetière. Il l'entendit respirer bruyamment, tel un homme en train de se noyer dont les poumons se remplissait enfin d'air. Quand Johannes tourna la tête vers son vieux mentor, Ilnuir sursauta. Ses yeux injectés de sang se rivèrent au sien et son regard, encore pétillant il y a quelque jours, ne reflétait plus qu'une immense souffrance.

Franchir le Voile le vida de ses forces et il sentit ses jambes se dérober sous lui. Il tendit les bras pour ne pas s'écraser face contre sol et eut la surprise de les voir tenir bon. Ses sens retrouvèrent avec plaisir le monde normal, ses couleurs, ses odeurs et même le contact du plancher patiné. Il respira une bouffée d'air pur, puis une seconde, se délectant du simple bonheur de la fraîcheur ambiante après plusieurs heures à respirer la décrépitude omniprésente de l'Autre Côté. Il se sentit renaître, malgré son corps couvert d'ecchymoses et sa lassitude. Les pensées sombres qui occupaient son esprit depuis le meurtre d'Albrecht se dissipèrent également et sa mélancolie reflua pour un temps.

Ilnuir se tenait debout à quelques pas et Johannes tourna la tête vers lui. Son mentor réprima difficilement un mouvement de recul à la vue de son visage. Il devait faire peine à voir pour susciter une telle réaction chez le vieux professeur. Grognant sous l'effort, il se releva lentement. L'euphorie de retour dans son monde s'évanouissait rapidement tandis que ses douleurs se réveillèrent. Il s'appuya sur le mur pour soulager ses jambes et s'adressa à un Ilnuir médusé :

— Excuse-moi de ne pas avoir frappé à la porte...

Le vieil homme reprit rapidement ses esprits et lui répondit sur un ton réprobateur :

— Tes excuses attendront. Tu empestes la mort et la pourriture. Suis-moi !

Sans attendre de réponse, il s'engagea dans l'escalier menant au rez-de-chaussée. Johannes le suivit, heureux de pouvoir enfin marcher sur un sol ferme et s'appuyer sur des parois solides. Ilnuir descendit dans la cave et s'arrêta devant un tonneau dont il fit sauter le couvercle grâce à un pied-de-biche posé non loin. Il était aux trois quarts rempli d'eau.

— Jette tes haillons et lave-toi. Je vais te chercher des vêtements propres.

Johannes n'hésita pas une seconde, déposa sa dague sur une étagère et se dévêtit. Il s'était habitué à l'odeur d'égout qui imprégnait encore ses guenilles, presque cinq jours après. Et les évènements récents avaient trop accaparé son esprit pour qu'il s'en soucie. Il enjamba la paroi du tonneau et s'immergea entièrement. Le froid le saisit mais il l'accueillit avec joie car il était synonyme d'un geste simple du quotidien et d'une prochaine propreté inespérée. Il se nettoya vigoureusement, tant pour éliminer la saleté que pour chasser les évènements récents de son esprit. Il grimaça de douleur lorsqu'il rouvrait des plaies pas encore cicatrisées. Il se récurait encore la peau lorsqu'Ilnuir revint, portant à la main une tenue propre.

— Enfile ça, tu iras acheter une autre tenue plus tard. Quelque chose me dit que tu vas aussi devoir prendre la route. Rejoins-moi dans le salon quand tu seras un minimum présentable, ajouta-t-il en tournant les talons.

Johannes sourit intérieurement. Même face à une telle situation, son mentor restait le même. Stoïque et efficace.

Quinze minutes plus tard, Johannes se laissa tomber face à son mentor dans le fauteuil où il s'était assis pour lui montrer la dague, il y a une éternité de cela. La maison était vide et froide. Aucun serviteur ne s'y trouvait. Ilnuir avait revêtu une tenue de voyage sobre mais confortable, il s'apprêtait donc à quitter la ville.

— Pourquoi pars-tu ?

— C'est toi qui me le demande ? rétorqua Ilnuir. Je quitte Blacharque car j'ai de nouveau attiré l'attention d'un Magister, semble-t-il. Mais crois-moi ou non, ce n'est pas cela qui me préoccupe le plus en ce moment. Comment as-tu franchi le Voile ?

— C'est assez long à expliquer...

— Et bien prend le temps ! Mais pas trop, les hommes du Magister espionnent ma maison et viendront sans doute aujourd'hui.

— Tu n'as rien à craindre d'Albrecht. Il est mort.

— Mort ? Et comment connais-tu Albrecht ?

— Comme je te l'ai dit, c'est une histoire assez longue.

Le regard de Johannes se fit lointain comme il se replongeait dans ses souvenirs et lorsqu'il reprit, sa voix, presque un murmure, était empreinte de souffrance.

— Ils sont morts. Ils sont tous morts. Arwald est mort.

Ilnuir sursauta en entendant ce nom. Lui aussi un ancien élève, très doué, et dont il regrettait la disparition.

— Arw...

— Isabella aussi. Et Albrecht. C'est moi qui les ai tués. Pas Arwald. C'est elle qui m'a tué. Mais les autres, oui. Ils ont souffert. Même le bourreau a souffert. Mais c'était son métier, la souffrance, non ? La vengeance est devenu le mien. Je...

Johannes s'interrompit et Ilnuir le vit faire un important effort de volonté pour se ressaisir. Il frissonna et respira profondément.

— J'ai découvert qui voulait tuer Isabella. Je me suis rendu chez elle, à la recherche du serviteur que tu m'avais montré, Ian. Mais il n'était qu'une marionnette sans volonté. C'était... Arwald. Il n'a pas quitté Blacharque comme nous le pensions tous. Isabella l'a fait exécuter car il était impliqué dans les intrigues entre Seigneur-Marchands.

Johannes se lança dans le récit des événements des cinq derniers jours, depuis son départ de la demeure d'Ilnuir jusqu'à son retour inattendu. Il lui narra le moindre détail, ce qu'il avait vu, ce qu'il avait ressenti et par-dessus tout, ce qu'il avait enduré. Il peina à trouver les mots pour décrire comment il avait vaincu Arwald et le prix qu'il en payait désormais. Lorsqu'il évoquait son défunt ami, Ilnuir le voyait lutter pour garder le fil de ses paroles. Heureusement, il n'y eut pas d'autre digression. Il lui avoua le meurtre d'Isabella. Il était certes sous l'emprise d'Arwald, mais n'était-il pas une des hommes les mieux armés face à l'influence des spectres ? Il décrivit l'interrogatoire d'Albrecht avec précision et la mort de ce dernier. Bien qu'il ne regrettât pas un instant la mort du Magister, Ilnuir réprima une moue de dégoût lorsqu'il en vint à siphonner l'énergie du cadavre.


L'Appel du NécromantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant