Chapitre 2

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Le palais du Prince-Marchand de Blacharque occupait toute la partie est de la place. Véritable forteresse, il avait été construit à l'époque des premières guerres entre les Cités. De profondes douves encerclaient une muraille épaisse dont le chemin de ronde culminait à quinze mètres, et de larges et massives tours se succédaient à intervalles réguliers. Johannes avait quitté la Grand-place pour se diriger vers le sud, vers la colline sur laquelle était juché le quartier des commerçants.

Le parc des Rosiers aurait pu constituer une halte appréciable mais ses bancs étaient tous recouverts d'un linceul blanc immaculé et n'invitaient en rien le passant fourbu à s'y reposer. La neige épousait grossièrement le relief pour former un labyrinthe de petits monticules sous lesquels avaient disparu les allées en gravier. Johannes avait coupé en ligne droite, sans se préoccuper d'où il marchait. Au printemps, des massifs de fleurs multicolores s'épanouissaient dans ce jardin. Elles étaient les fruits d'expériences innombrables mêlant botanique et Géomancie. Un véritable festival de couleurs chatoyantes sans cesse renouvelées s'offrait alors aux yeux des promeneurs. Ce parc leur devait son nom. Mais aujourd'hui, les rares tiges encore dressées à travers la couche de neige ne portaient aucun pétale et le crissement régulier des pas de Johannes se mêlait au silence pour accentuer la tristesse des lieux. A vrai dire, les fleurs qui y poussaient, à force de manipulations et de croisements, n'avaient plus rien de commun avec les roses, songeait Johannes avec un rictus méprisant. La botanique était une magie de bas étage, réservée aux élèves dotés d'un faible talent et qui jouissaient d'un statut à peine reconnu à la sortie de l'Académie.

En sortant du parc, il s'était faufilé à travers les étroites rues commerçantes, larges de quelques mètres à peine, dans lesquelles se succédaient les échoppes de toutes les professions connues. Le quartier commerçant était installé sur une butte au sud de la ville. Rapidement essoufflé par l'effort de gravir les rues de la butte menant à son sommet, et sur lequel se trouvait sa boutique, il avait glissé sur une plaque de verglas dissimulée sous la récente couche de neige mais s'était rattrapé au dernier moment. Son geste avait manqué d'élégance ; fort heureusement, aucun passant n'était présent pour en être témoin.

La boutique de la chandelière, attenante à la sienne, était faiblement éclairée. Johannes avait deviné que Clotilde s'attelait à finir la commande dont elle lui avait parlé ce matin. Voilà maintenant cinq années que Clotilde était arrivée à Blacharque et s'était installée à côté de sa boutique. Elle était âgée alors d'une vingtaine d'années. Ils avaient rapidement sympathisé et une solide amitié s'était peu à peu tissée entre eux. Il se souvenait de son expression méfiante lorsqu'il était entré pour la première fois dans sa boutique afin de faire connaissance avec la nouvelle venue. La pièce principale, haute de plafond, était alors encombrée d'un bric-à-brac poussiéreux, d'une multitude de bibelots sans valeur entassés à même le sol ou recouvrant des meubles vermoulus. Les murs supportaient des étagères déjà vidées. La seule chose que le précédent propriétaire n'avait pas abandonné sur place était son esprit. Johannes l'avait vérifié dès l'annonce de son décès. A son entrée, Clotilde avait vivement relevé la tête pour dévisager l'homme de taille moyenne, aux cheveux noirs coupés à hauteur d'épaule, qui se présentait à elle. Ses mèches légèrement bouclées encadraient un visage anguleux, et des yeux qui la regardaient intensément. La boucle d'oreille suspendue au lobe gauche de l'inconnu lançait des reflets argentés.

- Pardonnez mon intrusion, je ne souhaitais pas vous surprendre, avait-il dit. Mon nom est Johannes, je suis votre voisin.

- L'apothicaire ? Je suis Clotilde, avait-elle répondu en souriant.

Ses yeux verts s'étaient légèrement plissés puis son visage rond, encadré par de longs cheveux châtains bouclés tombant au milieu du dos, s'était adouci lorsqu'il se fut présenté.

- La chandelière. Tout du moins, la future chandelière, une fois que j'aurai fini de remettre cette boutique en ordre. Si j'avais les moyens, je ferais appel à un Pyromant pour faire disparaître tous les bibelots du précédent propriétaire...

Clotilde avait répondu par un sourire malicieux. Il l'avait alors quitté sur ce trait d'esprit puis était rentré ouvrir sa boutique et attendre les premiers clients de l'après-midi.

La douleur lancinante tant redoutée le tira de ses rêveries pour le ramener brusquement à la réalité. Des points noirs tourbillonnaient dans son champ de vision et troublaient les lignes du bois au plafond. Johannes se sentait vidé de toute force mais se résolut à se lever pour s'approcher de son coffre et le déverrouiller. Il en souleva le couvercle en grognant sous l'effort habituellement anodin. Il saisit la flasque en métal rangée dans un coin et en fit sauter le bouchon. Une senteur d'herbe fraîchement coupée, mêlée à des effluves d'épices, envahit la pièce. Il porta le goulot à ses lèvres et avala deux gorgées du liquide transparent. Comme d'habitude, il fut frappé par la sensation de froid qui se répandit dans sa bouche avant que les épices n'expriment toute leur force. Johannes s'affaissa par terre, adossé au coffre. Sa tête l'élançait toujours mais de façon déjà moins violente. Bientôt, la douleur reflua et un sentiment de léthargie l'envahit. Il parvint à regagner son lit et s'y laissa choir, soulagé. Il repensa aux événements de la journée, et sa dernière pensée avant de s'endormir fut pour la gueule de bois qu'il aurait au réveil le lendemain matin...

Johannes était arrivé chez De Lens peu après midi. Les rues de Blacharque avaient disparu sous la neige qui rendait difficile toute progression. Malgré cela, de nombreuses boutiques étaient ouvertes et proposaient leurs produits aux rares passants. Il regrettait la chaleur de sa propre échoppe et pensa aux acheteurs déçus qui trouveraient sa porte close. Mais il chassa ces idées moroses en songeant que l'argent qu'il pourrait gagner aujourd'hui lui octroierait un bien meilleur bénéfice que quelques clients. Il avait le visage rouge de froid et de la neige s'était infiltrée dans ses bottes quand il traversa la rue vide. Des cristaux de glaces s'étaient formés dans sa chevelure noire et il regretta d'avoir laissé son manteau suspendu à la patère. Chacune de ses respirations expulsait un nuage de givre dont les volutes s'évanouissaient rapidement. Le portail en fer forgé, donnant sur le jardin, était grand ouvert. Johannes reprit son souffle quelques secondes puis s'engagea dans l'allée recouverte de neige en y laissant de profondes empreintes de pas. Le chemin était flanqué de statues à intervalles réguliers et une haie d'arbustes, taillée à environ deux mètres de haut, en délimitait les extrémités. Deux voûtes végétales s'ouvrant de part et d'autre du chemin menaient aux jardins entourant le manoir. Tout était recouvert d'un épais manteau blanc dont seules les traces de Johannes rompaient l'harmonie. La demeure avait un aspect lugubre. Dans la lumière déjà faible d'un après-midi au cœur de l'hiver, tous les volets demeuraient fermés. Il parcourut ainsi une vingtaine de mètres et s'immobilisa au pied du perron. Un domestique en avait récemment balayé et salé les marches.

Domestique, voilà bien un métier qu'il n'aurait pas pu exercer. Se répandre en courbettes et obséquiosités le répugnait, il tenait trop à son indépendance. Faire preuve de déférence envers les Seigneurs Marchands était une chose, et une chose utile dans son second métier. Mais la servilité, très peu pour lui.

Johannes épousseta la neige accumulée sur ses bottes puis, saisissant la rampe par prudence, gravit les cinq marches menant à la porte d'entrée. Cette dernière, formée de deux vantaux en bois massif sculptés aux armoiries de la famille, s'élevait à trois mètres de hauteur. Elle était encadrée par deux piliers de marbre qui faisaient écho à la blancheur des jardins.

Il saisit le heurtoir de la main gauche et frappa plusieurs coups. Quelques secondes plus tard, un grand homme aux cheveux grisonnant, vêtu d'une livrée verte et blanche, vint lui ouvrir. Il détailla Johannes de la tête aux pieds, puis, sans un mot, s'effaça devant lui pour l'inviter à entrer. Johannes s'avança de quelques pas et entendit le domestique fermer la porte derrière lui. La température était presque agréable à l'intérieur du manoir. Un puissant feu flambait dans la cheminée du hall mais tenait à peine en respect la froideur de l'hiver. Les murs étaient recouverts de lambris récemment cirés qui rivalisaient de propreté avec le sol en marbre. Deux hautes fenêtres encadraient la monumentale porte d'entrée. Des couloirs pénétraient au cœur de la demeure tandis que deux escaliers en colimaçons menaient à l'étage supérieur. Malgré la chaleur et la lumière, Johannes ressentit immédiatement l'atmosphère lourde, presque oppressante, qui semblait régner en ce lieu.


L'Appel du NécromantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant