Chapitre 19

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Ilnuir se leva tôt ce matin-là. Ses articulations lui signifièrent toute leur réprobation mais il passa outre ces élancements douloureux. Sa jeunesse n'était plus qu'un lointain souvenir. Cependant, il était conscient de jouir d'une santé rare à son âge avancé. Il déplia donc ses longues jambes avant de se lever et s'habiller. D'habitude, il prenait le temps de déguster une tasse de thé dans le fauteuil de son salon mais aujourd'hui, il chaussa ses bottes épaisses en cuir et enfila son lourd manteau de fourrures. Ainsi paré, il sortit affronter le froid qui s'était abattu sur la ville durant la nuit.

Les étoiles étincelaient encore dans le ciel matinal et le soleil se faisait désirer. Les feux et les torches alimentées par le guet ne diffusaient plus qu'une faible lueur rougeoyante et mourraient bientôt. Il s'engagea d'un pas décidé dans la rue verglacée menant vers la Grandplace. Les façades des maisons offraient toutes le même aspect lugubre : des volets fermés et aucune lumière n'émanant de l'intérieur. Un carrosse le dépassa, les sabots des chevaux claquant bruyamment sur les pavés. Quelques minutes plus tard, il traversait la Grandplace désormais déserte en direction du palais du Prince-Marchand. Davantage une forteresse qu'un palais, l'édifice sacrifiait l'esthétique à la robustesse massive et angulaire. Dénuée de tout parement hormis les gargouilles, la muraille surplombant les douves n'était que pierres monumentales ajustées entre elle, sans aucune trace de mortier. Sur le chemin de ronde étaient disposées des torches à intervalles réguliers et malgré le froid mordant, les sentinelles s'y déplaçaient lentement. Il s'avança sur le large pont-levis, sur lequel deux carrosses pouvaient aisément se croiser. En contrebas, les douves gelées reflétaient le scintillement des étoiles. Parvenu devant des portes, il sentit la chaleur diffusée par les brasiers disposés derrière les deux gardes de faction, qui le dévisagèrent avant de le laisser rentrer, sans esquisser le moindre geste. Il les salua d'un bref hochement de la tête et poursuivit son chemin. Ils pensaient certainement qu'il rendait visite à Tristan, le forgeron du Prince-Marchand, pour lui acheter une nouvelle arquebuse. Après tout, la forge était déjà chaude à cette heure matinale, et les cliquetis qui s'en échappaient depuis l'autre extrémité de la cour intérieure du palais se transformeraient bientôt en vacarme.

Mais Ilnuir bifurqua rapidement vers sa gauche et se dirigea vers une porte en bois. Bien huilée, elle s'ouvrit sans bruit. Il s'engagea alors dans un dédale de couloirs étroits utilisés par les serviteurs du palais. L'heure était matinale mais le palais ne dormait jamais. Une horde de domestiques assurait son fonctionnement à toute heure du jour et de la nuit. Garçons de cuisine, femmes de chambre ou serviteurs personnels d'un invité, tous se pressaient pour vaquer à leurs tâches avant le réveil de leurs maîtres. Ilnuir admirait l'aisance avec laquelle ils parcouraient ces couloirs et s'y croisaient sans presque jamais se percuter. Son lourd manteau d'hiver contrastait avec leurs tenues plus légères mais il était fréquent qu'un domestique soit envoyé en ville par son maître en pleine nuit. Ilnuir passa donc inaperçu dans le flot incessant.

Ses pas le menèrent devant une porte basse fermée par un simple loquet qu'il souleva. Il se retrouva alors dans un couloir au plafond voûté, large et bien éclairé, dont le sol était recouvert de tapis. Les nombreuses portes en chêne s'ouvrant de part et d'autre du passage étaient toutes ornées de gravures élégantes. Ilnuir comprit qu'il était presque parvenu à destination et s'engagea dans le couloir désert. Si ses souvenirs étaient corrects, il cherchait la troisième porte sur sa droite. Il en souleva le heurtoir et frappa deux coups discrets. Quelques instants plus tard, il entendit le verrou coulisser et la porte s'ouvrit vers l'intérieur. Un homme vêtu d'une ample robe de couleur verte se tenait dans l'embrasure. Âgé d'environ cinquante ans, le crâne en partie dégarni, il paraissait davantage dérangé que surpris. Puis il reconnut Ilnuir, sourit brièvement, et l'invita à entrer.

L'intérieur de la grande pièce était un véritable capharnaüm. Dans un angle, un lit défait disparaissait sous un tas de vêtements tandis que les étagères croulaient sous le poids d'innombrables pots de terre cuite dans lesquels poussaient toutes sortes d'herbes. Les arômes qu'elles dégageaient prirent Ilnuir à la gorge et il ne put se retenir de tousser. L'humidité était telle que de la mousse recouvrait certains murs.

— Ilnuir, que me vaut ce plaisir matinal ? D'habitude, tu viens me voir à l'échoppe.

— Quand ton échoppe est ouverte, Abboth...

— Un véritable herboriste consacre davantage de son temps étudier ses plantes qu'à les vendre. D'ailleurs, comment es-tu venu jusqu'ici ? Je ne t'ai jamais indiqué où je vivais dans le palais.

— Disons qu'une personne de mon âge sait beaucoup de choses. Je suis venu directement te voir car j'ai besoin de fleurs de sbare. Et tu es le seul à en posséder à Blacharque.

— En effet. Même Johannes n'en avait pas le droit.

Sa voix se teinta d'un regret sincère lorsqu'il prononça ces derniers mots.

— Cette herbe est réservée aux mages du Prince-Marchand. Je n'ai pas le droit de t'en vendre. Je n'y peux rien.

— Je le sais très bien. Mais la pratique des Arts Occultes devient de plus en plus épuisante avec les années.

— Dangereuse, tu veux dire. Et ça ne fera qu'empirer. Ces herbes ne sont pas un remède, tout juste un remontant.

— Mais un remontant efficace ! Et je préfère en avoir sous la main en cas de besoin. Tu connais les risques aussi bien que moi, pour avoir travaillé à l'Académie pendant plus d'une décennie. Tu te souviens de ces étudiants qui tentaient de se servir de leurs capacités naissantes seuls ou en groupe dans leurs chambres ? Combien en as-tu sauvé ? Des dizaines ? Je pense que tu n'as jamais pu en tenir le compte exact.

— Ça ne change rien au fait que je ne peux pas t'en vendre.

— Ce ne serait pourtant pas la première fois que tu vendrais des herbes sans y être autorisé. Le Pyromancien du Prince, comment s'appelle-t-il, déjà ? Ah oui, Vysara Lapôte. Il me semble que la quantité de feuilles de meule qu'il transportait en sortant de ta chambre avant-hier est plus que suffisante pour provoquer un simple endormissement. C'est très efficace contre les maux de tête, mais je ne serais pas surpris que quelqu'un s'éteigne paisiblement dans son sommeil dans les prochains jours. Pas toi ?

— Mais... comment...

— Je suis simplement déçu que tu ne me considères pas comme un véritable ami, après toutes ces années passées ensemble à l'Académie. Comment je le sais ? Disons qu'une personne de mon âge sait beaucoup de choses...


L'Appel du NécromantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant