Chapitre 39

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Johannes reconnut avec effroi la carcasse desséchée du félin qu'il avait abandonnée, après l'avoir tué avec la dague. Comment l'avait-il en sa possession ? Les hommes qui le suivaient devait être les sbires du Magister, c'était la seule explication possible. Il avait dû étudier les restes de l'animal et apprendre ce que Johannes avait fait. Depuis quand était-il suivi ?

Albrecht lâcha le cadavre sur le sol et se dirigea vers la porte qu'il ouvrit. Johannes se retourna sur son siège pour le suivre du regard et le vit faire signe à un garde d'approcher. Sans attendre, il revint dans la pièce et se rassit dans le fauteuil.

— Je vous ai dit de ne pas me mentir. Et pourtant, vous mettez ma parole en doute. Libre à vous.

L'air devint dur comme la pierre autour des poignets et des chevilles de Johannes, l'immobilisant plus efficacement que n'importe quel lien ou chaîne.

— La violence me révulse, vous savez. C'est le signe d'une incapacité à se faire comprendre, ou d'une obstination stupide à vouloir mentir. Vous ne réalisez toujours pas que vous me direz la vérité, tôt ou tard. Et dans votre intérêt, le plus tôt sera le mieux. Vous pensez encore pouvoir sauver votre vieux professeur, Ilnuir ? Vous pensez que nous ignorons qu'il est au courant depuis longtemps pour la dague et a commis l'erreur de ne pas nous prévenir ? Ce n'est pas la première fois qu'il contrevient aux lois de l'Académie. Il s'en était sorti de justesse à l'époque, mais cette fois sera la dernière, je puis vous l'assurer. Quant à vous, vous ne semblez pas très réceptif à la douleur physique dans votre état actuel. Je pourrais demander au garde de vous frapper jusqu'à ce que vous parliez, mais je doute que ce soit efficace. On ne moleste pas un homme récemment passé à tabac. Ce n'est pas digne. Et puis, entre nous, vous avez déjà une mine épouvantable. Nous allons donc recourir à une autre méthode plus raffinée.

Albrecht avait prononcé toute cette tirade sur un ton égal, comme s'il parlait du beau temps ou de son dernier repas. Johannes en frissonna. Puis il entendit le bruit des bottes d'un garde dans son dos et s'apprêta quand même à subir une volée de coups. Il fit l'effort de ne pas se recroqueviller, gardant la tête haute. Aussi fut-il surpris de recevoir un seau d'eau froide sur le crâne. Il sursauta puis toussa tandis que l'eau glacée s'insinuait sous ses vêtements qui lui collaient à la peau. Le garde se retira alors en refermant la porte. Le Magister campait sur ses jambes, face à lui, revêtu de sa robe noire.

Johannes s'interrogeait sur la raison pour laquelle on l'avait trempé, réfléchissant à quelle torture on lui infligerait pour son mensonge, lorsqu'un souvenir lui revint brusquement. Un homme au visage rond et boursouflé le surplombait et lui assénait des coups de poing en plein visage. Debout face à lui, vêtu d'une robe sale recouverte par un tablier en cuir, il arborait un sourire cruel. Johannes était ligoté à une chaise et quand sa tête fut projetée sur la droite sous la violence de l'impact, son regard embrassa une salle plongée dans une semi-obscurité qu'il reconnut immédiatement : la cave des de Lokkette. Les piliers, le plafond voûté, la pierre descellée dans l'angle et une multitude de détails qui s'étaient gravés dans sa mémoire durant ces derniers jours de torture. Il se souvint également avoir tué cet homme, le laissant mourir d'inanition sur l'établi des Orfèvres, l'écoutant supplier...

Un froid soudain l'envahit et le ramena brutalement face au Magister. Il sentit nettement des flux d'Aéromancie parcourir l'eau qui lui recouvrait la peau et en drainait la chaleur. Il se concentra et canalisa un flux de Pyromancie sur son corps entier, trop faible pour le brûler mais suffisant pour lutter contre son tortionnaire. Malgré le froid de plus en plus intense, il se mit à transpirer et sentit que la température de l'eau ne baissait plus aussi rapidement. Il releva la tête et crut discerner un mince sourire sur les lèvres d'Albrecht. Tout à coup, ses flux furent balayés par la puissance du Magister et l'eau gela instantanément. Le froid se transforma en brûlure tandis que la glace aspirait sans fondre la chaleur de sa peau. Vaincu, Johannes cria de douleur et sa vision se brouilla.

Un nouveau coup de poing s'abattit sur son visage et il sentit sa lèvre éclater sous l'impact. Le goût du sang lui envahit la bouche mais il trouva cette chaleur réconfortante... Réconfortante ? Une intense chaleur émanait du brasero installé à côté de sa chaise et il transpirait à grosses gouttes dans ses vêtements réduits à l'état de loques ensanglantées. L'homme au visage boursouflé lui souriait toujours, se délectant de le voir ainsi souffrir.

— C'est toi qui as fait tourner le vin ? lui demanda-t-il en se reculant d'un pas.

— Etes-vous désormais prêt à me dire la vérité ?

Albrecht le regardait, arborant une expression d'indifférence totale. Il soutenait sans peine l'effort requis pour maintenir les flux autour de Johannes. Ce dernier tremblait de tout son corps, le froid s'insinuant au plus profond de ses os. Il ne se sentait plus la force d'articuler le moindre mot.

— Visiblement non, dit-il face au mutisme de Johannes. Votre entêtement ne vous mènera nulle part. Laissez-moi vous aider à en prendre conscience.

Johannes ne perçut plus les flux du Magister et sentit la glace collant à sa peau se réchauffer. Elle fondit rapidement sous la chaleur diffusée par le feu de cheminée et Johannes s'effondra sur sa chaise, encore grelottant. La sensation de brûlure avait pris fin. Il était transi de froid, mais il ne souffrait plus. Il releva péniblement la tête vers Albrecht.

Puis il vit le Magister se concentrer et sentit des flux de Pyromancie l'entourer. Il nota avec une satisfaction toute éphémère que ce maître des Arts Occultes canalisait plus difficilement cet élément. Chacun ses prédispositions, personne n'échappe à la règle. Puis l'eau sur sa peau se réchauffa rapidement et Johannes comprit ce qu'il attendait. Albrecht allait le faire bouillir comme un vulgaire légume ! Sa peau déjà attaquée par le froid subit de plein fouet cette nouvelle agression tandis que la chaleur se transformait en brûlure. Son cri de douleur se mua en hurlement de souffrance tandis qu'Albrecht maintenait une température suffisante pour le torturer mais trop basse pour le tuer. Johannes vit sa peau rougir et se cambra violemment sur son siège dans une tentative désespérée mais vaine d'échapper à son supplice. Sa vision se troubla un instant et lorsqu'elle s'éclaircit, il était de retour dans la cave des de Lokkette. Son tortionnaire maintenait d'une poigne de fer la main gauche de Johannes aplatie sur une planche en bois et brandissait une petite hache dans son autre main.

— C'est toi qui a fait tourner le vin ?

Sans attendre de réponse de sa victime, il abattit son arme qui se ficha dans la planche de bois après lui avoir tranché le pouce. Johannes hurla et se cambra violemment sur son siège.

— Ce n'est pas moi ! Ce n'est pas moi !

— Où avez-vous trouvé la dague ?

— Ce n'est pas moi !

Albrecht esquissa un léger mouvement de recul, comme surpris par la réponse de l'apothicaire. Fou de douleur, ce dernier luttait contre les liens invisibles qui l'emprisonnait sur la chaise, essayant en vain de les desserrer, comme s'il s'agissait de cordes ordinaires. Il remarqua à peine que la salle autour de lui avait pris un aspect pâle et qu'Albrecht lui apparaissait sous la forme d'une silhouette vaporeuse. Il ne prêta pas non plus attention aux flux de Nécromancie tourbillonnant autour de son propre corps, tel un vortex dont il occupait le centre.

— Ce n'est pas moi !

En poussant ce cri, une puissante odeur de poussière et de renfermé lui envahit les narines, comme s'il venait de rentrer dans une crypte scellée depuis des siècles. Son corps lui parut soudain léger et froid, bien que la douleur fut toujours vive. Il se leva alors brusquement, ses membres traversant sans efforts les liens qui l'entravaient. Sa main gauche se tendit vers Albrecht et le saisit à la gorge, le soulevant dans les airs comme un vulgaire pantin. Il vit le visage impassible du Magister se déformer de terreur et accepta le plaisir malsain qu'il en retirait.

— Ce n'est pas moi !

Johannes avança de quelques pas, renversant au passage le fauteuil d'Albrecht, et plaqua violemment le Magister contre le mur. Il ne prêta pas attention au bruit mat du choc du crâne sur la pierre. La souffrance atroce s'était muée en rage incontrôlable, en désir de vengeance et il ramena le Magister vers lui pour le cogner de nouveau contre les pierres, tandis que sa silhouette éthérée laissait autour d'elle des traînées brumeuses. Il recommença encore et encore, et lorsque la frénésie l'abandonna, il tenait à bout de bras un cadavre au crâne défoncé, les yeux révulsés et le visage à jamais figé dans une expression de douleur et d'incompréhension. Alors toute force le quitta et il s'écroula sur le sol, exténué, pour sombrer dans l'inconscience.


L'Appel du NécromantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant