Chapitre 29

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Une heure plus tard, Johannes avait perdu tout sens de l'orientation. Mazim les menait à travers les égouts, prenant soin d'emprunter les conduites principales. Sa lanterne se balançait au rythme de ses pas et venait rajouter sa faible lumière aux torches des gardes. Leurs ombres s'étiraient sur les murs en briques, grandes silhouettes menaçantes que fuyaient les rats en piaillant. Johannes entendait ses hommes grogner de plus en plus souvent et il pria que leur destination fût proche. Ils auraient bientôt atteint la limite qu'un mercenaire pouvait supporter pour l'or qu'il recevait. Rien d'étonnant pour des fantassins davantage habitués aux escarmouches en plein air qu'à des incursions dans des égouts sombres et puants, qui plus est avec un homme manipulant les Arts Occultes.

Ils progressaient en file indienne sur un trottoir surplombant un caniveau large et profond quand Mazim s'immobilisa tout à coup plusieurs mètres avant un croisement. Il leur fit signe de s'arrêter et tendit l'oreille. Quelques secondes plus tard, il leur intima le silence d'un geste et s'avança discrètement vers le couloir perpendiculaire. Il s'appuya contre le mur et passa alors doucement la tête par l'ouverture. Johannes le vit se raidir soudainement puis pousser un cri avant de se jeter en arrière. La lame d'un coutelas, provenant de l'autre côté de l'angle, décrivit un arc ascendant au niveau de son visage mais heureusement, l'apothicaire ne vit pas de sang gicler. Mazim chuta bruyamment dans le caniveau, soulevant une gerbe d'eau noire qui retomba avec fracas.

Les deux premiers gardes, déjà en alerte, se précipitèrent en avant, l'arme levée et impatient de s'en servir. Johannes se sentit plaquer contre la paroi de l'égout tandis qu'Helmi le dépassait pour se ruer à la suite de ses hommes. L'un d'eux glissa sur le sol détrempé et tenta de rétablir son équilibre, mais en vain. Johannes le vit tomber dans le caniveau d'une manière qui lui aurait parue ridicule dans d'autres circonstances. Mais cette chute lui sauva la vie.

Ian apparut au croisement, une lame courbe à la main. Ses yeux affichaient le même regard absent mais déterminé que dans le petit salon d'Isabella et il ne semblait pas effrayé par les gardes armés qui s'approchaient. Il leva rapidement la main et Johannes sentit un formidable flux de Nécromancie déferler dans l'égout. Une fraction de seconde plus tard, cette énergie se mêla d'Hydromancie et convergea dans l'eau saumâtre. Une lame d'eau en jaillit à hauteur du domestique et fusa vers les gardes. Johannes n'eut pas le temps de crier un avertissement et se jeta par réflexe dans le caniveau, son arbalète chargée à la main. Il ne vit pas mourir les gardes mais il entendit distinctement un bruit répugnant semblable à de l'acier tranchant la chair et l'os, mais en plus sourd. Aucun homme n'eut le temps de pousser le moindre cri et leurs corps tronqués s'effondrèrent silencieusement à l'unisson.

Johannes plongea entièrement dans le liquide poisseux et son corps se crispa face au froid soudain. Le tintement des armes métalliques tombant au sol lui parvint étouffé, tout comme le bruit des cadavres qui s'affalaient dans le caniveau. Son bras toucha rapidement le fond et il roula sur lui-même pour se rétablir sur ses pieds. Puis, pointant difficilement son arbalète dans la direction où il estimait se trouver Ian, il se releva vivement. Il sentit quelques débris le frôler tandis qu'il remontait vers la surface. L'eau lui dégoulina devant les yeux lorsqu'il en émergea mais sa vision restait suffisamment claire pour qu'il puisse chercher leur assaillant. Par chance, la conduite était toujours éclairée par deux torches gisant au sol. Ian se trouvait toujours debout sur le trottoir qui se couvrait rapidement de sang, à quelques mètres seulement de l'apothicaire. Johannes, de l'eau jusqu'à la poitrine, épaula son arme, visa et pressa la détente. La corde soudainement libérée claqua sèchement tandis que l'arc se détendit. Le carreau fusa et atteignit Ian en pleine poitrine, le projetant violemment en arrière contre la paroi du tunnel.

Johannes le regarda s'écrouler au sol avec un soulagement teinté de satisfaction, presque de plaisir. L'homme qui avait tenté de le tuer deux fois et l'avait passé à tabac était mort, ou le serait bientôt. Johannes espérait pouvoir obtenir les réponses à toutes les questions restées en suspens en sondant son esprit, aussi fallait-il se hâter.

Il se hissa en dehors du caniveau et, lorsque l'eau eut fini de ruisseler devant son visage, il se rendit compte du carnage. Les corps des gardes décapités gisaient dans des positions grotesques et laissaient s'échapper des flots de sang. Leurs têtes avaient pour la plupart roulé dans le caniveau et il devenait impossible de les identifier dans cette semi-obscurité. Le liquide vermeil avait recouvert le trottoir et Johannes allait devoir y patauger pour atteindre Ian. Il remarqua seulement alors le garde qui avait glissé et Mazim. Debout dans l'égout, immobiles, ils contemplaient les cadavres avec effroi, les yeux écarquillés d'horreur.

Johannes enjamba les corps et s'approcha de l'ancien serviteur d'Isabella. Seul l'empennage du carreau dépassait de sa poitrine, qui se soulevait encore faiblement. Un filet de sang coulait de la commissure de ses lèvres et son visage prenait une teinte livide. Il n'en avait plus pour très longtemps. L'apothicaire dégaina sa dague et se pencha sur Ian. Libérée de son fourreau, la lame se mit à onduler. Johannes hésitait à lui porter le coup de grâce. Il ressentait une certaine satisfaction à le voir souffrir, un plaisir malsain qu'il éprouvait pour la première fois et dont il se doutait de la provenance. Mais ce plaisir lui inspirait du dégoût, Ian avait payé pour ce qu'il avait fait et il ne méritait pas une agonie prolongée. Il rengaina sa dague et un vague regret s'empara brièvement de lui. Lorsqu'il lâcha le pommeau et se dirigea vers le cadavre le plus proche, il sut qu'il avait pris la bonne décision. Il dégaina la dague passée à la ceinture du garde mort et retourna auprès de Ian. Ce dernier était encore vivant et cherchait désespérément à respirer. Le filet de sang s'échappant de ses lèvres s'était épaissi. Johannes s'agenouilla et lui enfonça la lame dans la poitrine. Il la sentit buter contre une côte mais, d'une rapide rotation du poignet, poursuivit son geste jusqu'au cœur. Ian eut une ultime hoquet puis son corps s'affaissa définitivement.

Johannes lui saisit alors la tête entre ses deux mains et se concentra. Il perçut rapidement les souvenirs des dernières heures de Ian : le combat dans le petit salon, la fuite par le sous-sol, la progression dans les égouts en portant le corps inanimé d'Isabella et le franchissement de la barrière lumineuse. Il se heurta alors à un voile blanc, comme s'il n'avait pas mémorisé les évènements postérieurs. Puis les images de l'embuscade surgirent. Il se vit plonger dans le caniveau tandis que la lame d'eau décapitait les gardes, puis ressortir et décocher le carreau d'arbalète. Tous ces souvenirs étaient accompagnés de la présence d'une entité inconnue, comme un marionnettiste manipulant Ian au gré du mouvement de ses ficelles, et Johannes acquit la certitude que c'était elle qui manipulait l'Art Occulte via le serviteur. Les flux canalisés ne faisaient que traverser Ian, presque effacé, qui n'en était visiblement pas l'origine.


L'Appel du NécromantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant