Chapitre 10

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— Bel ouvrage, n'est-ce pas ?

— En effet. Les ornementations sont d'une finesse étonnante. J'imagine que vous ne comptez pas l'essayer ?

— A mon âge ? Je n'ai plus la force nécessaire pour lever l'arme et encore moins pour tirer. Tu veux que je m'arrache un bras ? Non, je me contente de les exposer ici. Appelons ça un caprice de la vieillesse.

Un sourire malicieux éclaira son visage. Il se tut quelques instants puis reprit sur un ton sérieux :

— L'armurier du Prince-Marchand est un grand connaisseur des métaux, comme tu peux le constater, et il commence à m'apprécier. J'irai lui rendre visite demain. Je ne pourrai évidemment pas lui montrer ton poignard mais je lui demanderai s'il connaît des métaux de couleur verte utilisée dans la décoration ou la forge d'arme.

Johannes remarqua une lueur qu'il n'avait jamais aperçue dans le regard de son mentor. La tentation de l'inconnu ? Le ton sur lequel il avait parlé signifiait clairement qu'il y attachait une très grande importance. Piquer la curiosité de ce Maître en Nécromancie éveilla une pointe de fierté dans le cœur de Johannes.

Il prit le chemin du retour vers chez lui. Il retraversa en sens inverse le quartier aisé dans lequel vivait son mentor puis laissa ces riches demeures derrière lui. Le soleil brillait encore mais avait déjà amorcé sa descente. Ses pensées vagabondaient et il n'arrivait pas à se décider par où commencer l'étude du poignard. Rendre visite à Xaviej et lui poser des questions sur le métal vert ? Xaviej était un bon forgeron mais il n'était pas certain qu'il possédât des connaissances en dehors du travail des métaux habituels. Et puis ils ne se connaissaient pas assez pour qu'il lui confiât un savoir sans doute protégé. Il faudrait donc attendre les nouvelle d'Ilnuir et se tourner vers une expérience sur un animal. Elle serait sans doute très instructive mais les conséquences d'une incision, même légère, restaient inconnues. La vie et la mort d'un chat errant n'avait aucune importance mais la populace voyait d'un mauvais œil quiconque maltraitait volontairement un animal. Il lui faudrait donc se montrer discret. Peut-être s'éloigner un peu de la ville. Mais là encore, le risque qu'un témoin imprévu se présentât restait non négligeable. Sauf à se rendre dans les bois bordant la route vers Arkos, et s'y enfoncer un peu. Plus il y réfléchissait, plus l'idée lui paraissait séduisante. Cette forêt n'était fréquentée par personne car le gibier y était rare. Et elle était trop proche de la ville pour que des brigands s'y établissent. Ce serait parfait ! Il lui restait maintenant à capturer un animal errant et il serait prêt.

Il profita de passer devant l'échoppe d'un menuisier pour y acheter une caisse dans laquelle transporter l'animal, et un morceau de viande chez le boucher un peu plus loin. L'homme, trapu et rougeaud, l'accueillit avec un sourire chaleureux. L'odeur écœurante qui se dégageait des étales lui donna la nausée, mais il se consola en se disant qu'elle serait appétissante pour un félin. Il fourra la viande dans la caisse, rendit son sourire au boucher et entreprit l'ascension de sa rue. Une fois rentré chez lui, il referma la porte de sa boutique, déposa caisse et viande dans un coin puis pénétra dans son atelier. Il en chassa l'obscurité en allumant les bougies d'un léger effort de volonté puis se mit au travail. Heureusement, la pratique de la Pyromancie ne lui demandait pas autant d'énergie que celle de l'Aéromancie. La préparation du somnifère ne lui prit pas plus de trente minutes et, satisfait de lui, il ressortit en tenant à la main une fiole pleine d'un liquide sirupeux et inodore. Il ne restait plus qu'à appâter un chat...

Le jour était levé depuis plus d'une heure lorsque Johannes franchit les portes de la ville et emprunta la route d'Arkos. Les gardes en faction ne lui accordèrent pas le moindre regard quand il passa sous l'arche de la porte monumentale. Les deux battants de bois massif, hauts de cinq mètres et larges chacun de deux, étaient grand ouverts. L'épaisse porte pouvait résister à des coups répétés de bélier et Johannes sentit quelques effluves de Géomancie qui en émanaient. Ce renforcement la rendait virtuellement indestructible sans faire appel à la magie.

Son manteau de fourrures recouvrant sa tunique noire et la caisse à la main, Johannes passait inaperçu dans le flux sortant de la ville. La caisse était recouverte d'un tissu cachant le félin endormi et le poignard était dissimulé dans une boite accrochée sous son manteau. Heureusement, seuls ceux désirant entrer faisaient l'objet d'un contrôle. Les capuchons étaient abaissés et les chariots fouillés. Ce comportement inhabituel des gardes portait à croire que l'on recherchait activement quelqu'un. Le jour éclatant avait apparemment poussé de nombreux marchands itinérants à reprendre leur voyage, malgré le froid. Une caravane d'une dizaine de chariots, tout juste sortie de Blacharque, se traînait péniblement deux cents mètres devant. Son escorte, composée de mercenaires à la mine patibulaire, était clairement visible. Casques d'acier, épées et haches ostensiblement pendues à la hanche, et sans doute des hauberts de mailles sous les couches de fourrures. Seule une bande de brigands téméraires ou très nombreux oserait s'attaquer à eux. Cependant, la faible allure des chariots obligeait Johannes à adopter le même pas derrière eux. Le bois où il se rendait, situé à deux kilomètres environ, ne jouxtait pas la route. Il ne tenait pas à ce qu'autant de personnes le voient la quitter. Il prit donc son mal en patience et quarante minutes plus tard, enjamba le muret bordant la route.

Il s'enfonça instantanément jusqu'aux mollets dans la neige recouvrant les champs. Leur traversée, heureusement courte, allait être éprouvante. Poussant un soupir d'agacement, il se résolut à parcourir les cent mètres le séparant de la forêt. Avant d'en atteindre la lisière, Johannes passa à côté de quelques arbres rabougris qui tendaient leurs branches nues vers le ciel. Les paysans ne pouvaient rêver de meilleurs épouvantails... Maintenant son fardeau au-dessus de la couche de neige, Johannes progressait péniblement. De faibles mouvements à l'intérieur de la caisse lui apprirent que les effets de sa potion commençaient à se dissiper. Un vol de corneilles passa en caillant non loin puis alla se percher dans les hautes branches des premiers arbres. Si le chat ne survivait pas, Johannes savait comment il finirait.

Il arriva finalement à l'orée du bois et constata avec soulagement que la neige y était moins épaisse. Après un dernier regard vers la route pour vérifier que personne ne l'avait vu ou suivi, il s'enfonça entre les ormes et les frênes. Aucun feuillage ne filtrait la lumière du soleil et pourtant, les jeux d'ombres projetées par les branches firent naître en lui un sentiment de sérénité. Seules les trilles d'un petit oiseau venaient rompre le silence. Les cris et le brouhaha incessant de sa rue lui parurent bien grossiers et il s'accorda quelques instants pour profiter pleinement du calme environnant. Ainsi apaisé, il reprit sa marche. Ses pas l'entraînèrent sur quelques centaines de mètres avant de déboucher dans une clairière. Le sous-bois laissait place à un espace vaguement circulaire au centre duquel passait le lit d'un ruisseau gelé. Le ciel bleu, visible dans la trouée des arbres, était éblouissant. Johannes déposa la caisse sur un grand rocher légèrement incliné puis ôta son manteau. Il ruisselait de transpiration et se frictionna le visage avec une poignée de neige afin de se rafraîchir.

Il retira le tissu occultant de la caisse et constata que le chat était désormais bien réveillé. Un feulement agressif accueillit l'irruption soudaine de lumière et l'animal s'agita encore davantage. Son pelage terne entièrement gris était clairsemé de trous laissant apparaître une peau racornie. Quelques cicatrices zébraient son visage, traces de nombreuses luttes violentes avec d'autres représentants de son espèce. Cet animal en avait bavé.


L'Appel du NécromantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant