Chapitre 30

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Il s'apprêtait à se retirer lorsqu'il capta un souvenir fugace, une table en bois entourée de tabourets, dans la pièce commune d'une auberge. Une cruche de bière gisait renversée sur cette table mais curieusement, le liquide semblait s'écouler vers le pichet. Sa concentration se brisa lorsqu'il reconnut l'endroit : c'était la taverne de Vintiou à Arcanaas, qu'il fréquentait souvent lorsqu'il y étudiait. Et il avait lui-même assisté à cette scène qui avait marqué sa mémoire, car il était interdit de pratiquer l'Art à Arcanaas en dehors de l'Académie. Une serveuse maladroite avait renversé un pichet sur la table autour de laquelle lui et ses amis étaient réunis. La bière s'était répandue sur la table avant de s'immobiliser puis de retourner dans le récipient. Par la suite, aucun de ses amis n'avait avoué en être à l'origine et l'affaire en était restée là, personne ne souhaitant l'ébruiter.

Ian n'avait que peu de chance d'avoir été présent ce jour-là, et pourtant, il en possédait le souvenir. La coïncidence lui parut très étrange. Ian le connaissait-il depuis l'Académie ? Mais s'il n'était qu'un pantin, qui souhaitait le tuer ? Et que voulait-il à Isabella ? L'avait-il enlevée car il s'était rapprochée d'elle dernièrement ? Ce n'était pas cohérent avec l'assassin qui s'était introduit chez De Lens. C'est elle qu'il visait ce soir-là, pas lui. Johannes n'arrivait pas à comprendre pourquoi Isabella et lui étaient devenus des cibles. Toutes ces questions sans réponses semaient le trouble dans son esprit. Il allait se jeter tête baisser dans un piège, car il savait être attendu, face à un ennemi dont il ignorait tout. Sauf qu'il était versé dans la pratique de l'Art Occulte et qu'il y était très puissant. Mais avait-il vraiment le choix ? Si la première tentative d'assassinat dans sa boutique avait échoué de justesse, il ne survivrait probablement pas à la seconde s'il se contentait d'attendre. Ou de fuir. Et Isabella, si elle n'était pas déjà morte à l'heure actuelle, le serait sous peu.

A cette pensée, sa résolution se raffermit. Les souvenirs de leur discussion chez son oncle et de leurs ébats chez elle lui revinrent subitement à l'esprit, avec une clarté dont il ne se serait pas douté. Il comprit alors que, malgré leurs origines sociales respectives inconciliables, il s'était attaché à elle. Il se releva, décidé à retrouver Isabella, où qu'elle fût.

Lorsque Johannes se retourna, Mazim et le garde survivant avaient suffisamment repris leurs esprits pour se hisser hors du caniveau. Ils étaient toutefois encore hagards et l'apothicaire comprit qu'ils n'iraient pas plus loin, bien trop éprouvés par l'embuscade. Sans un mot, le voleur lui indiqua le corridor qui montait en pente douce puis repartit lentement dans la direction d'où ils étaient venus, le garde sur les talons. Johannes ramassa son arbalète et une torche et embrassa la scène d'un dernier regard, gravant malgré lui dans son esprit les positions grotesques des corps décapités. Puis il s'engagea dans le corridor d'où Ian avait surgi.

Le sol était sec et libre de tout détritus. Le couloir s'élevait en pente douce et Johannes nota que l'air y semblait moins vicié. Sur ses gardes, la torche brandie à bout de bras, il progressait lentement. Son arbalète, soigneusement rechargée, pesait lourd dans sa main droite. Le tunnel s'incurva franchement et Johannes crut discerner une lueur au-delà du prochain virage. Très diffuse, elle gagnait en intensité au fur et à mesure qu'il se rapprochait et il put bientôt éteindre sa torche. Se rappelant ce que les souvenirs de Ian lui avaient révélé, il ne fut pas surpris lorsqu'il se retrouva face à la barrière lumineuse. Il reconnut immédiatement l'immense sphère qui recouvrait l'Académie des Orfèvres, bien que sa luminosité contrastât davantage ici-bas, et il eut ainsi la confirmation que les sous-sol également étaient envahis.

Johannes se demandait comment franchir la barrière sans y pénétrer, lorsqu'il remarqua un léger changement dans les ondulations de la sphère de lumière. Ses mouvements aléatoires s'ordonnèrent peu à peu puis la barrière reflua lentement vers les murs, jusqu'à dégager un passage suffisant pour Johannes. Après une courte hésitation, il s'engouffra dans le couloir, pressant le pas de peur que la barrière ne se refermât.

Les murs et le plafond n'avaient visiblement pas subi les outrages du temps. Johannes nota l'absence totale de mousse, pourtant fréquente dans les sous-sols. Les briques, apparentes car on avait dû juger inutile de les recouvrir d'un enduit, étaient encore rouge vif. La raison pour laquelle l'Académie des Orfèvres disposait d'un accès direct aux égouts lui échappait, mais il se doutait qu'il n'était pas destiné aux activités licites. Les Orfèvres se livraient-ils à la contrebande ? Cette nouvelle aurait certainement porté un coup fatal à la réputation d'honnêteté dont ils jouissaient jusqu'à l'accident. Mais cette époque était révolue depuis longtemps et Johannes ramena ses pensées sur sa situation.

Le couloir déboucha bientôt sur un embranchement dont l'un des passages était obstrué par la barrière. Il n'avait donc guère le choix et poursuivit son chemin tel qu'on l'y obligeait. Une dizaine de mètres plus loin, il découvrit un étroit escalier en colimaçon qui s'enfonçait dans les ténèbres. La barrière n'éclairant pas plus bas, Johannes ralluma sa torche et commença à descendre. Les premières volées de marches étaient semblables au couloir qu'il avait emprunté, neuves et propres. Cependant, il sut qu'il avait atteint la limite de la sphère de magie lorsque la mousse réapparut brusquement. Elle couvrait les murs et les marches en contrebas et s'arrêtait net, comme tranchée par un coup d'épée, pour laisser les pierres et les briques intactes. Même l'odeur d'humidité apparaissait subitement.

Johannes redoubla de prudence dans cette escalier désormais glissant. A peine eut-il dépassé la démarcation que la sphère surgit des murs, comme avide de reprendre sa place. Brièvement aveuglé, Johannes se couvrit les yeux puis reprit sa descente. Il laissa derrière lui la lumière chatoyante et fut bientôt éclairé par sa seule torche. Des gouttes d'eau tombaient régulièrement depuis le plafond mais il les sentait à peine, encore détrempé par son plongeon dans l'égout. De nombreux débris jonchaient désormais les marches, restes de briques désolidarisées du plafond par les infiltrations d'eau. L'usure du temps était toujours à l'œuvre ici-bas et Johannes espéra qu'aucune pierre ne lui tombât sur le crâne.

Une minute plus tard, sa torche lui révéla le début du couloir sur lequel débouchait l'escalier. Lorsqu'il parvint au palier, il remarqua une lueur tremblotante au loin, qu'il associa à une lampe. Son premier réflexe fut de masquer sa propre source de lumière mais il se rendit vite compte que c'était peine perdue dans une telle obscurité. S'il y avait quelqu'un dans le corridor, sa présence n'était plus un secret. D'ailleurs, l'était-elle vraiment ? Après tout, la barrière s'était levée d'elle-même, comme si on l'invitait à venir. Il fixa quelques instant la lumière lointaine mais elle resta immobile. La lampe était peut-être suspendue au mur.

L'Appel du NécromantOù les histoires vivent. Découvrez maintenant