CHAPITRE 64

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Gabriel

Si certains sont en train de se demander ce que ça leur feraient de découvrir après deux années que leur père qui était censé être décédé est en fin de compte vivant et qu'il vient donc de demander à son propre enfant via quelqu'un d'autre de le rejoindre sur une partie isolée d'une plage pour pouvoir se revoir pour la première fois après une absence visant à le croire mort, je vous rassure : je me demande ce que ça me ferai, à moi aussi.

En tout cas, j'admire Seona encore une fois pour le calme dont elle fait preuve depuis tout à l'heure. Quand je suis venu la récupérer à 15h30 en bas de sa résidence, elle m'a sourit. Un sourire pressé, me direz-vous, qui s'est abattu sur elle au vu de l'excitation qu'elle doit avoir de revoir son père. Mais non, moi, je ne le vois pas comme ça. Son sourire est aussi faux que ma jambe, tellement faux que j'arriverai limite à la faire pleurer en un seul mot. Et peut importe lequel, puisqu'elle m'a bien fait comprendre depuis le début du trajet que je devais m'en tenir à rester silencieux, ce que je me force de faire depuis dix minutes.

La plage n'est vraiment plus très loin, mais je fais exprès de rouler doucement pour repousser au maximum ce moment fatidique qui l'angoisse à une puissance inimaginable. Ou alors, est-ce moi qui a peur de ce qu'il va se passer ?

J'ai opté pour un ensemble de survêtement noir aujourd'hui, car je savais que Seona s'habillerait de cette couleur, sans grande surprise. Quant à elle, elle porte un jean noir qui colle bien à sa peau, ainsi qu'un sweat de la même couleur. Son parfum odeur « noix de coco » embaume l'espace depuis tout à l'heure, et d'un côté, cette senteur a une petite part d'elle qui m'apaise : c'est le liquide que je lui avait offert, dans nos débuts.

Nous arrivons malheureusement sur un parking juste en face de la plage, où je m'y gare en épi avant d'éteindre mes essuies-glaces et de couper le moteur. Le torrent dehors nous informe rien de bon, mais pourtant, il va falloir y aller.

- Prête ? Je tente, en me tournant vers elle.

Elle me regarde, souffle un bon coup, puis avoue :

- Non.

Ma main s'empresse de se caler dans sa nuque en soulevant sa capuche, comme pour la masser gentiment.

- Je suis là, je lui rappelle.

Le léger sourire qui illumine son visage à cet instant semble un peu plus vrai, même si cette sensation de bien-être s'estompe quand elle revient à la réalité et décide de zieuter par la vitre pleine de buée et de gouttes de pluie la plage qui semble vide.

- Et s'il ne vient pas ? S'inquiète t-elle, toujours en regardant à travers la vitre.

- On le retrouvera.

- Pff, souffle t-elle.

Je la comprend, je ne doit même pas imaginer ce qu'elle doit ressentir, je ne suis pas dans sa tête, et je dois avouer qu'à sa place, je pense que je serai en train de péter un câble.

D'un geste simple, je retire ma casquette Nike noire pour la lui mettre sur la tête. Elle protégera son visage de la pluie.

Sans jeter un regard par dessus mon épaule, je sors de ma voiture et enfile ma capuche. Le déluge qui s'abat sur moi me fait plisser des yeux et voûter mon corps, mais ne m'empêche pas de contourner mon véhicule pour ouvrir la portière côté passager et de faire sortir Seona qui prend la main que je viens de lui tendre. Sans hâte, elle met sa capuche à son tour par dessus la casquette et se dirige sans se retourner vers l'océan, empruntant le chemin de droite qui mène au phare.

Comme indiqué dans le message qu'il m'a envoyé.

Je la suit avec distance, parce que l'averse s'attache également au vent, et que par conséquent, cela devient un peu difficile de marcher au même rythme. Et pourtant, les pas assurés de Seona ne m'enlève aucun doute : elle a aussi peur que hâte.

J'aperçois le phare au loin, aussi rouge et blanc que quand je le voyais de la mer pendant mes séances de surf. Il est toujours aussi majestueux et oppressant. Je ne comprendrais jamais pourquoi un tel monument peut impressionner à ce point.

Seona, elle, ne doit pas se poser les mêmes questions que moi. Son petit corps tout noir s'avance facilement jusqu'à atteindre l'arrière du phare, me contraignant à ne plus l'apercevoir. Pendant une petite minute, je monte la côte et rejoins tout de même le bas du phare. Le voir d'aussi près, ça ne m'étais jamais venu à l'esprit. Et quand je vois son contour qui s'écaille, je me dis que je préfère le voir de loin.

Bizarrement, mon esprit me rappelle de vérifier si mon jogging est bien mis. Alors avec ma main, je replace le bas de mon survêtement pour être sûr que ma jambe ne se remarquera pas.

Puis enfin, je vois Seona. Elle est de dos, ne bouge plus, et ses bras semblent croisés. Devant elle, beaucoup plus loin, l'homme au chapeau de paille rouge est là, assis, sous un abri en taule. Il est pourtant à plusieurs mètres, mais mon comble est figé. Quand je l'atteins, Seona sursaute en sentant mes doigts se plaquer contre le bas de son dos. L'eau qui coule sur nous mouille nos vêtements, mais son visage est intacte grâce à ma casquette. Enfin, « intacte » n'est pas le mot approprié, puisque des larmes humidifient toute sa peau, la recouvrant aussi d'eau. Je décide de prendre sa main, mais de ne rien faire d'autre.
J'ai mal d'être là, j'ai mal de la savoir là, j'ai mal de l'imaginer là.
Mais ce n'est pas de mon sort. Ça ne l'est plus. Alors j'attends patiemment à ses côtés, la laissant décréter quand sera le bon moment pour elle.

Mais c'est étonnamment assez rapidement, que je constate ses chaussures progresser jusqu'à lui.

Son père.

Il ne nous avait pas remarqués depuis le début, ou du moins, je ne le crois pas, mais maintenant que sa fille marche dans sa direction, les traits de son visage apparaissent. Bordel, comme je ne sais pas quoi faire, je la suis. Je vois ses poings se serrer, comme si elle allait lui en mettre une, puis quand elle se poste devant lui, ses mains se desserre. Les deux sont là, l'un en face de l'autre, à se jauger du regard. Le même, d'ailleurs. La scène est tellement lunaire et impossible à croire, mais malgré tout, elle est bien réelle.

C'est encore plus percutant.

Je n'arrive pas à voir ce que Seona fait, vu que je ne vois que son dos, mais son père, lui, la fixe avec des yeux tellement brillants qu'ils me font carrément oublier qu'une avalanche de pluie me tombent dessus, les laissant sous l'abri.

- Ma puce, craque la voix de l'homme.

Il enlève son chapeau comme pour mieux la voir, puis lui saute dans les bras en se mettant à genoux et dévoilant sous mes yeux ses cheveux courts bruns. Seona ne réagit même pas, quand son père se met à pleurer en la serrant très fort et en reniflant autant qu'il le peut le pull de sa progéniture.

J'ai envie de pleurer, moi aussi. Mais je n'en fait rien.

Après ce qui me semble une éternité, Seona s'écroule par terre et sanglote à son tour, en refermant ses bras autour du corps de son père. Je me sens de trop, alors je recule un peu pour leur laisser leur intimité, mais la tête du monsieur se relève afin de me regarder. Il retire une main de l'épaule de sa fille pour me faire un mouvement m'invitant à les rejoindre. La panique me gagne, et la raison l'emporte : je ne peux pas câliner cet homme, qui m'a trop pris. D'un hochement de tête, j'effectue un « non » et m'éloigne, comme je l'avais prévu.

Sans me retourner, et toujours en entendant les pleurs de Seona qui s'écrase dans ma poitrine, je prend de la distance et retourne à ma voiture.

J'ai déjà beaucoup fait, j'ai supporté toute cette histoire, mais je n'arrive pas à oublier les faits : cet homme est la pire chose qui nous soit arrivé. Et le pire, c'est que ces jours-ci, j'étais heureux pour celle que j'aime. Qu'il y ait une chance pour que son père soit vivant, pour retrouver sa trace et puis, les réunir. Mais quand je les ai vu dans les bras l'un de l'autre, l'irréalité s'est échappée : je crois que dans le fond, le croire mort était pour moi un signe du destin, une punition pour lui et sa famille de nous avoir embarqués dans son accident. Mais maintenant que je comprend, et que surtout, je découvre que cet homme, bien vivant, est bien le père de Seona, je reconnais que tout ce que j'avais conjecturé pour nous venger s'est envolé.

Et mon coeur avec.

À la nuit tombée Où les histoires vivent. Découvrez maintenant