CHAPITRE 72

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Gabriel

18h42.
C'est l'heure que je vois sur l'horloge du fond de la classe après avoir levé les yeux au ciel pour la première fois depuis ma dernière heure de cours. J'étais absorbé par ce que je faisais, même si seulement écrire sur des copies faisait partie de mon occupation, alors voilà que l'heure que m'indiquent les aiguilles me déstabilise. Je me fout un coup de pied au cul et me redresse de ma chaise.
Je dois rentrer, mes parents vont m'attendre !

J'enfourne ma sacoche sur l'épaule, replace mon jogging car la matière s'est collée à ma prothèse, efface le tableau puis range mon bureau en deux minutes. Quand j'éteins toutes les lumières, je soupire en contemplant la salle de classe vide.

Cette rentrée m'a bousillé.

Déjà, un peu compliqué de me faire entendre au début, vu ma jeunesse, ma belle gueule et mon survêtement, les élèves m'ont parfois pris pour un surveillant. Quand certains m'ont aperçus derrière le bureau en entrant dans ma classe, ils sont tombés des nus. Je suis peut-être jeune, mais je suis autoritaire. Je les ai vite calmer, mais faire le flic n'est pas vraiment ce que j'aime le plus. Non, moi, ce que j'adore, c'est un mois après la rentrée.
Le mois d'octobre.
Quand le froid arrive, que les feuilles tombent des arbres, que la nuit débarque de plus en plus tôt, que les gamins enfin habitués à mes cours deviennent plus calmes et plus intéressés, que la saison d'Halloween se fait proche et que mes heures de cours se passent à dessiner des citrouilles et d'autres conneries en rapport à la fête du 31 octobre. Voilà ce que je préfère.
Car ce métier me correspond.

Après avoir salués les quelques collègues encore présents eux aussi dans leur salle de classe, je rejoins ma voiture. Je pense à Seona, que j'évite de contacter depuis la discussion que j'ai eu avec sa mère. Je suis toujours tirailler entre :
Est ce que je dois lui dire ?
ou
Est ce que je dois le garder pour moi, et faire ce qu'elle m'a dit ?
Dur de choisir, car dans les deux cas, je vais le regretter. Pour l'instant, disons que j'ai choisi la facilité : je l'esquive. Sauf que je ne vais pas pouvoir l'ignorer longtemps. J'ai besoin de sa chaleur, son odeur, sa tête sur mon épaule et mes doigts sur ses hanches. Et d'un autre côté, je dois m'éloigner d'elle.
J'en ai marre que sa mère soit toujours la source de ses problèmes !

Je choisi de ne pas y penser plus que ça, puisqu'au bout d'une bonne vingtaine de minutes, j'arrive enfin à destination.
En claquant la portière de ma voiture, je remarque que la nuit tombe déjà. Il est à peu près 19h20, on est le jour de la rentrée, mais des petits malins jouent encore au terrain de basket à côté de l'immeuble, car je les entends rire d'ici, ainsi que la balle qui touche le sol à plusieurs reprises.
Quand je monte jusqu'au couloir de chez nous, l'odeur me donne l'eau à la bouche. Je crois que ma mère nous a préparé ses délicieuses lasagnes, mon plat préféré. Celui qu'elle nous faisait après une bonne séance de surf sur une journée, ou quand je lui ramenait un 18/20 à la maison. Le plat qui signifie la récompense, la réussite, le cadeau. Pourquoi aujourd'hui j'en aurai besoin ?

- Bonjour, je préviens tout le monde de ma venue en ouvrant la porte.
Sur la gauche, j'aperçois directement ma mère installée dans le canapé. Toujours sur son téléphone quand je rentre ou devant la télévision, elle me scrutes de loin en me donnant un clin d'oeil. Je souris, dépose ma sacoche et ma casquette sur le plan de travail, puis part instinctivement en direction du four : je l'avais prédis, mes lasagnes jutent déjà dans le plat, et la mozzarella sur le dessus est presque finie de fondre. Mon père est derrière l'évier, faisant la vaisselle, puis quand il entend le bruit de mes clés se lâcher sur la surface en bois, il m'ordonne sous forme d'interrogation :
- Tu m'aides à mettre la table ?
Ils sont tous de trop bonne humeur, ça me stresse. Pourquoi ils ont fait mes putains de lasagnes, ce soir ?
Je m'active à positionner les couverts sur la table, quand mon père fouille tout à coup dans le placard pour y sortir une cinquième assiette.
Au même moment, j'aperçois du raffut dans le couloir. D'un coup d'oeil, je surveille la zone et regarde au sol les ombres qui éclairent sur le carrelage blanc.
J'en vois deux.
Et cette voix, je la reconnais.
J'avance à grandes enjambées jusqu'à elles, puis surpris, je les observe sur le lit de Mélina.
Seona porte un pantalon en jean noir ainsi qu'un tee shirt de la même couleur. Elle est en chaussettes, et possède deux magnifiques tresses collées. La coiffure que j'aime le plus sur elle.
Ma soeur est allongée sur le dos comme si elle allait dormir, sauf que ma copine (ma copine !?), est posée juste à ses côtés, comme lorsqu'elle se couche sur moi la nuit. Bien sûr, c'est vraiment moins ambiguë, mais elles semblent tellement proches.
Leurs rires caressent mes oreilles, tandis que Seona continue de lui montrer je-ne-sais-quoi sur son téléphone.

Je recule doucement pour les laisser, et me ramène au salon.

- Qu'est ce qu'elle fait là ? Je demande à ma mère en m'installant dans le canapé avec elle.

- Ça fait un moment qu'elle est là, sourit-elle.

- Tu ne réponds pas à ma question.

Elle souffle.

- Respire, Gabi'. Ça doit faire une bonne heure déjà que je les entends rigoler comme des sangliers.

Je ricane.

- T'as déjà entendus des sangliers rire, toi ?

Elle pouffe en retour.

- Non ! Mais si je devais leurs donner un rire, ce sera le leurs !

C'est tellement adorable. J'ai l'impression que cette situation est tout à fait normale.

- Vous venez, les filles ! Hurle mon père qui vient d'ouvrir la porte du four.

Je me rue à la table pour accueillir Seona. Quand elle apparaît devant moi en poussant ma soeur dans son fauteuil, j'ai un petit pincement au coeur. Je me répète ce que Marie m'a dit :

« Si tu continue avec elle, je dis tout à la police. »

Et même si je me dois de respecter ce qu'elle m'a menacer de faire, je sais que je suis en tort. Donc de ce fait, je suis censée continuer ignorer ma copine. Mais pas ce soir. Je dois faire une exception. Pour elle, et pour ma famille. Puis, un peu pour moi aussi.

- Alooors ? Je lui dis en lui tenant sa côte.

Elle m'embrasse du bout des lèvres, puis me
contourne afin d'emmener Mélina à sa place.
Je m'installe alors moi aussi, et elle me rejoint juste après. Sous la table, je colle mon pied au sien et caresse sa cuisse avec ma main. Elle ne semble pas réagir à ce contact, mais moi, elle ne sait pas à quel point j'en ai besoin.

- Donc.. Seona ? Demande ma mère.

- Oui ? Dit-elle.

- Tu nous raconte comment tu as rencontré notre Gabi' international ?

Mes yeux se promènent sur son visage, que j'aurai imaginé contrarié. Au contraire, c'est un grand sourire qu'elle me tend, puis elle réponds à ma mère de la plus simple des manières :

- Il était coloc' avec mon cousin !

- Ah oui, c'est vrai, se remémore ma mère en lui servant une bonne part de lasagnes dans son assiette. Adam, c'est ça ?

- Exactement, acquiesce t-elle en reprenant son couvert.

- Maman, arrête de lui faire passer un interrogatoire, la défend Mélina.

- C'est normal que je m'intéresse à la copine de ton frère !

J'aime cette famille. Y a rien qui va.

- Bon, je les interrompt. J'ai faim !

Maman me donne enfin une énorme part, et j'en suis satisfait. En prenant mon couteau et ma fourchette, je plante dans un morceau que je découpe et le porte à ma bouche. Putain, ce que ça change du poisson et du blé de la cantine ce midi !

- Tu vois, me dit ma copine à ma gauche. C'est ça, ta récompense.

Elle est au courant de la rumeur sur les lasagnes ?

- Ma récompense ? Je répète.

- Oui, marmonne t-elle avant d'avaler sa bouchée. Ta récompense pour m'avoir sauvée, moi, et ta famille.

À la nuit tombée Où les histoires vivent. Découvrez maintenant