20.Fin du repas

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Aliénor

L'ambiance autour de la table est bien lourde. Le père me fait tellement penser à mon géniteur et le frère aux miens que je ne peux rien avaler.

Seule la présence de mon mari m'évite de totalement sombrer. À plusieurs reprises, je dus retenir cette drôle de pulsions qui me pousse à vouloir lui prendre la main pour y chercher du réconfort.

La colère de cet homme m'a tant effrayée que je me suis entièrement figé jusqu'à la fin de l'entrée.

Le silence dur et cela ne semble gêner personne. Ils mangent leur assiette avec bien plus de raffinement que moi sans émettre un seul bruit. Cela me paraît bien différent des rares repas que j'ai dû partager avec la famille Rochambeau.

Dans cette famille, le repas est l'occasion à tous de parader devant les autres. Nadine raconte de sa voix criarde les derniers potins. Monsieur Rochambeau se vante de ses derniers investissements réunis. Et leurs enfants imitent leurs parents.

Mais ici, ce silence rentre parfaitement dans le cadre. 

Sylvie se tient debout près de la porte menant à la cuisine, prête à répondre à la moindre demande.

Et moi, je ne me suis jamais sentie aussi peu à ma place.

- Sylvie, je dois te féliciter, déclare le père alors qu'il vient de finir son assiette, je dois dire que tu as fait de grands progrès en cuisine.

Tandis qu'elle va fièrement le remercier pour le compliment, son patron la coupe me fixant d'un regard sévère :

- Il se trouve, père, que c'est ma chère épouse qui nous a fait tous ses délicieux plats. La cuisine est sa passion et elle espérait vous éblouir.

C'est peine si je vois l'éclair de surprises parcourir le visage faussement bienveillant de mon beau-père, tant je ne peux détacher mon regard de mon mari.

Ce dernier pose sur moi un regard empreint d'un peu de tristesse et d'inquiétude ainsi que de l'agacement. Il ne doit pas aimer que j'ai désobéi à ses ordres, mais doit s'inquiéter que j'ai été forcé à aider Sylvie.

Moi, je suis surprise. Tout comme la gouvernante, je ne m'attendais pas à ce qu'il parvienne à faire la différence.

Je vais surement devoir le rassurer. Bien sûr, ce n'était pas mon idée, mais à tout dire, quand la gouvernante est venue me demander de l'aide pour le repas, j'ai été soulagée.

Elle était venue me voir discrètement lors du petit déjeuner ce matin. Il avait été presque amusant de la regarder se débattre pour faire semblant d'être désolée et d'être devenu gentille. Elle m'avait fait des excuses qui manquaient de sincérité. Elle avait tenté des compliments sur ma cuisine.

Si j'ai accepté, ce n'était pas par peur de ses représailles, j'ai bien compris maintenant que tant que je lui apporte des preuves, le maître de maison ne tolèrerait pas la maltraitance. Ce n'était pas non plus par naïveté. Je savais bien qu'elle ne changerait pas et que quoi que je fasse, peu importe l'aide que je lui apporte, elle me verra toujours comme une moins que rien qui ne savait pas où se trouve sa place.

Non, si j'ai accepté, c'était uniquement pour moi. J'avais besoin de m'occuper l'esprit et de me détendre. Et quoi de mieux que la cuisine.

Avec ma main toujours sensible, Sylvie avait dû faire toutes les découpes, mais en dehors de ça, je m'étais fait plaisir. Et je dois dire qu'avant que l'on soit à table, j'étais fière de moi et de ma cuisine.

Malheureusement, maintenant, je ne peux en dire autant. Avec tout ce stress, je n'ai même pas perçu le coup de ce que j'ai ingurgité pas pur automatisme.

Et au regard du maître de maison, j'ai l'impression de l'avoir déçu. Et sans savoir pourquoi cela me touché bien plus que ça n'aurait dû.

- Toutes mes félicitations, s'exclame le frère avec un sourire carnassier. Je ne m'attendais pas à ce que la femme de mon frère ait un tel talent !

Un frisson de terreur me parcourt l'échine. Cet homme est pire que mes demi-frères, je le sais, je le sens.

Seule la main chaude de mon voisin parvient à me maintenir présente et à contrôler mes tremblements.

- Je te remercie pour le compliment, réplique-t-il calmement.

Sa voix grave et calme m'aide à me détendre. Pour l'instant, je ne risque rien.

- Avec une telle passion, avez-vous l'intention d'en faire quelque chose dans l'avenir ?

La demande de son père me surprend. Je n'ai pas l'impression qu'il apprécie que j'aille au fourneau.

Mon regard affolé se porte sur celui qui serre toujours ma main.

- Ce n'est qu'une passion, explique-t-il à ma place. Nous pensons plutôt que si son état de santé le lui permet, elle puisse reprendre ses études.

Cette nouvelle semble rassurer le criminel. L'on m'a dit que malgré ses activités, l'homme à la tête de cet empire du crime tient beaucoup à son image. J'imagine qu'avoir une belle fille cuisinière ne convient pas à son image.

- Quel genre d'études, demande cependant le frère avec un sourire narquois.

Me rappelant des livres dans la bibliothèque, je déduis que toutes les études ne conviennent pas à cette famille de haut rang. Je les image mal acceptés que je fasse des études dans le but de devenir enseignante...

- Elle ne s'est pas encore décidée, réplique sèchement l'homme à mes côtés.

Je ne sais pas si je dois me réjouir que personne ne paraît choqué qu'il passe son temps à répondre à ma place ou si je dois m'en inquiéter.

Bien que j'aie conscience que ce n'est pas normal que l'on parle à ma place, je ne m'en sens pas moins reconnaissante.

Au contraire, je laisse le repas se dérouler sans intervenir. La famille du maître des lieux s'intéresse encore un peu à moi et ce dernier arrive à répondre à chaque inquiétude et interrogations.

Bientôt, à mon grand soulagement, la conversation se détourne et ils se mettent à discuter de choses que je comprends à peine.

Quand enfin, après le remontant qui a suivi le dessert, les deux invités prennent le chemin de l'entrée, j'ai du mal à cacher mon soulagement.

- Ah, j'ai oublié, dis soudainement le père. Votre père et votre mère m'ont fait part de leur regret d'avoir aucune de vos nouvelles. J'ai donc pris l'initiative de les inviter chez moi. Bien évidemment, vous êtes conviés. Je vous ferai parvenir les invitations.

Cette information finit de m'achever. Un poids s'enfonce dans mes entrailles alors que je fais de mon mieux pour paraître heureuse. Parce que c'est finalement ça que l'on attend de moi. Que je sois heureuse et reconnaissante de revoir ma famille.

- Merci beaucoup, je me fais une joie de les revoir, parviens-je à articuler avec le plus grand sourire que je peux faire.

Quand la porte se referme enfin sur eux, je sens le regard inquisiteur de l'homme. Je n'ai pas réussi à le duper. Je le sais. Il doit commencer à douter.

La peur me tord le ventre quand je relève mes yeux vers lui. Son visage froid et impassible m'étudie avec attention. Il essaye de lire en moi pourtant, c'est d'une voix douce et grave qu'il me dit simplement :

- La soirée a été fatigante. Va donc te reposer.

Soulagée, sans attendre qu'il change d'avis, je file jusqu'à ma petite chambre.

Deuxième captivitéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant