6 - NARA

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Nara détestait déjà son nouvel employeur.

Elle avait appris le matin-même, en prenant un des autocars qui conduisaient les travailleurs aijiro de la Vieille Ville vers la Nouvelle Capitale, que le Ministère du Temps valtais lui avait attribué un autre poste. Sans lui avoir demandé son avis au préalable, bien sûr ; comme le voulait l'usage. Aux yeux des autorités valtaises elle était un pion avec à peine un nom, sans visage et sans parole.

Les Aijiro n'avaient pas d'autres raisons de sortir des murs de l'ancienne capitale que pour servir l'envahisseur qui les avait asservis.

Nara était donc habituée à être traitée sans égards. Ce qui la dérangeait vraiment, était qu'elle allait devoir troquer la confortable combinaison d'agent des espaces verts du jardin botanique où elle travaillait jusque-là, contre...

— Un déguisement de soubrette, marmonna-t-elle en essayant de se changer sans se cogner contre les murs étroits du cagibi dans lequel elle avait été fortement invitée à entrer.

La femme était en train de passer une robe noire dont l'ourlet s'arrêtait juste au-dessus de ses bottines brunes, elle enfila ensuite un tablier blanc à volants et posa sur sa tête une coiffe assortie au tablier. Ce n'était en rien un déguisement de soubrette, mais la femme détestait avec passion tous les bas qui n'avaient pas deux jambes. Après de longs soupirs et de vaines protestations, elle sortit du cagibi pour faire face à la vieille femme qui lui avait ordonné d'y entrer.

Cette dernière la regarda de la tête aux pieds, secoua la tête, la regarda à nouveau de la tête aux pieds, secoua la tête..., Au bout de la deuxième fois, Nara était persuadée qu'elle avait compris que le message était passé, mais la vieille femme recommença une dernière fois avant de déclarer avec un fort accent valtais :

— Inadmissible ! Devoir tomber aussi bas juste pour trouver de la main d'œuvre... J'avais pourtant dit au Ministère que je pouvais continuer de travailler.

Alors que tout indiquait qu'elle était à peine en capacité de gérer sa prochaine respiration, pensa Nara tout en lui souriant poliment.

L'ancienne femme de ménage se racla la gorge avant d'expliquer à sa remplaçante :

— J'avais demandé au Ministère de trouver un employé de maison valtais pour me remplacer mais, apparemment, ces postes ne peuvent plus être occupés que par des Indigos. Elle grimaça et fronça sévèrement les sourcils avant d'ajouter : et après, vous osez vous plaindre d'être mal traités ! Doubtsworth avait un grand cœur, un trop grand cœur, c'est pour cela qu'il est décédé plus jeune que les autres Guides. Elle serra ses doigts autour du brassard noir que tout l'archipel portait pour marquer le mois de deuil. Elle fixa Nara puis déclama avec des trémolos dans la voix tout en posant le revers de sa main sur son front : le Guide du Conseil est mort !

— Vive le Guide du Conseil, répondit Nara, sans aucun trémolo dans la voix mais en étant obligée de porter sa main sur son front, même mollement.

Ce qui déclencha une lueur dans les yeux clairs de sa prédécesseure. Nara avait compris qu'elle venait de passer un test avec succès. Il y avait une certaine naïveté dans la supériorité que ressentaient les Valtais pour les Aijiro, une naïveté qui les persuadait qu'en les écrasant avec leur fierté ils les soumettaient parfaitement. Il ne leur venait pas à l'esprit que les autres communautés pouvaient utiliser ces codes à leur avantage, pour les amadouer. En tout cas, cela n'effleura pas l'esprit de la vieille femme. Elle était persuadée d'avoir face à elle un parfait produit colonisé ; sans danger, sans cervelle, sans volonté.

LE MOIS DU VIDEOù les histoires vivent. Découvrez maintenant