Chapitre 18

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Esther demeura pensive après sa conversation avec Paul. Elle marchait dans les ruelles de Rochefort, la tête plongée dans de profondes réflexions. Même ses amis étaient curieux à propos du lieutenant. Que Paul en parle avec tant de sérieux était assez curieux. Lui qui avait tendance à tout prendre à la légère ! S'il agissait ainsi, il devait avoir de bonnes raisons. Mais lesquelles ? Alors qu'elle arrivait devant sa maison, elle sentie une petite tape sur l'épaule. Elle se retourna et se trouva nez à nez avec Madeleine. Cette dernière lui présenta aussitôt une petite boîte recouverte d'un couvercle. Elle rougit. - C'est pour ton frère, dit-elle si vite qu'Esther eut du mal à saisir ce qu'elle disait. Elle rit. - Bonjour Madeleine.- Oh ! Pardon...euh... oui... bonjour à toi aussi Esther, bégaya la petite blondinette. Elle lui tendit à nouveau la boîte. - Ce sont des biscuits. - Le chanceux, plaisanta Esther. - Oh ! Mais si tu veux en manger, tu te sers, bien sûr. Tu fais ce que tu veux. Elle paraissait vraiment embarrassée. Alors Madeleine avait vraiment des sentiments pour François ? Anne lui en avait déjà parlé. Elle « l'avait senti », comme elle disait. Selon elle, la blondinette regardait François d'une « certaine façon ». Esther se demanda ce qu'une fille pouvait trouvé de si attirant chez son frère. - Il est assez mignon, lui avait avoué un jour Anne. Il a des yeux rieurs. - Mais il est bête comme ses pieds, avait objecté Esther.Anne avait éclaté de rire. Imaginer son frère en train d'embrasser une fille, beurk ! Rien que ça la dégoutait. Esther se retint cependant de faire une quelconque remarque. Elle ne voulait pas embarrasser son amie plus qu'elle ne l'était déjà. - Ne t'inquiète pas, dit Esther à Madeleine. Je plaisantais. En tout cas, ils sentent vraiment bons. Je suis sûr que François les dévorera en un rien de temps. Madeleine sourit et rougit de plus belle. Elle dut le sentir car elle enfonça sa tête dans son écharpe.Une fois à l'intérieur, Esther posa les biscuits sur la table de la cuisine. Il n'y avait personne. Etrange. La jeune fille regarda l'heure : 18h14. D'habitude, sa mère était dans le salon en train de recoudre de vieux habits, ou dans la cuisine pour faire à manger. Elle l'appela. Pas de réponse. Après avoir faire le tour du rez-de-chaussée, elle monta à l'étage. Elle appela une nouvelle vois sa mère et c'est le silence qui lui répondit. Mais où pouvait-elle bien être ? Elle chercha dans la chambre des parents. Personne. En retournant dans le couloir, elle aperçut sa mère, dans l'entrebâillement de la porte de sa chambre. Elle était agenouillée par terre, devant la grande armoire en bois vernis, un chiffon à la main. Un coffret de bois était posé devant elle et des feuilles étaient éparpillées en cercle à ses côtés. Tandis qu'elle lisait, un pli de concentration s'était formé sur son front pâle. Esther éprouva soudain une vive gêne. Ses feuilles contenaient ses écrits, des histoires qu'elles avaient imaginées, des personnages sortis tout droit de son imagination, des paysages qu'elle avait parcourus en rêve... il y a fort longtemps. Du moins, c'était son impression. Elle ne les avait jamais montré à personne. Ni à ses amis, ni à sa famille. Edgar avait été le seul au courant, mais elle ne lui avait jamais fait lire. Ecrire lui permettait de s'évader, de prendre l'air, de voyager, de devenir quelqu'un d'autre. C'était sur une feuille et avec un stylo qu'elle pouvait réellement s'exprimer. Elle pouvait être honnête et laisser ses émotions glisser sur le papier. Elle oubliait momentanément Rochefort et son quotidien morbide, ses jours qui se ressemblaient tous. Elle était libre. Elle était elle. Mais elle refusait de montrer cette part d'elle-même à qui que ce soit. C'était trop personnel. Trop intime. Son père et son frère lui auraient ri au nez. Les seuls écrits qu'elle avait montré à sa famille remontaient à l'âge où elle jouait encore à la poupée. Déjà à l'époque, son père n'avait de cesse de lui répéter : « Garde un peu les pieds sur Terre, Esther. Ce n'est pas avec ça que tu rempliras ton assiette ! ». A vrai, dire, elle ignorait quel genre de réaction aurait sa mère. Esther s'avança sur le seuil de la porte et l'ouvrit un peu plus. Elle grinça sur ses gonds, ce qui sembla éveiller l'attention de Marie qui s'aperçut de la présence d'Esther et se dépêcha aussitôt de ramasser les feuilles éparpillées au sol.- Pardon, pardon, répéta-t-elle. Je voulais faire la poussière et j'ai fait tomber ta boîte. Je ne voulais pas mettre le bazar.- Ce n'est rien.Esther l'aida à ramasser. Elle n'en voulait pas à sa mère. Elle savait qu'elle ne s'immiscerait jamais dans l'intimité de sa fille de son plein gré. Elle se doutait qu'elle n'avait pas fait exprès. De toute façon, personne ne savait ce que contenait cette boîte à part Esther. D'ailleurs, personne ne connaissait son existence à part elle. - Quelle heure est-il ? demanda Marie.- Six heures passées. - Déjà ? Je croyais qu'il n'était que cinq heures. Il faut que j'aille préparer le dîner !Elle commença à se diriger vers la porte de la chambre puis elle s'arrêta sur le seuil et se retourna vers Esther. - Esther, c'est magnifique. Je ne connaissais pas cette partie de toi. Enfin, j'avais conscience d'elle mais je ne la comprenais pas. Tu devrais continuer à écrire. Tu as un don. - Je ne pense pas que papa serait de cet avis. - Oublie ton père. Il n'est pas le mieux placé pour te juger ou te dire quoi faire. Pas pour ça.Esther la regarda avec des yeux ronds. Sa mère avait l'air agacée. Elle ne l'avait jamais vu parler de son père ainsi. - Tu as un don. Exploite le ! Esther arqua les sourcils, mi-gênée, mi-dubitative.- Je suis sérieuse. Regarde-moi : une ménagère de 45 ans, dans un village comme le nôtre, en pleine occupation. L'espace d'un instant, je me suis crue en pleine forêt enchantée, au milieu de créatures fantastiques ! Je n'ai même pas vu le temps passé. Esther fut touchée par ses paroles. Il y avait dans le regard de sa mère quelque chose... une étincelle et un semblant de fierté. - Continue.Ce mot avait été formulé dans un souffle, un murmure. Presque comme une prière. A ce moment, Esther comprit à quel point sa mère était sérieuse. Elle regarda les feuilles entre ses doigts. Elle n'avait pas écrit depuis la mort d'Edgar. Elle caressa le papier avec tendresse. Elle était si heureuse, si heureuse d'avoir désormais un soutien pour écrire. Elle sourit et eut envie de pleurer. Elle fut elle-même étonnée de sa réaction et prit alors conscience de l'importance que l'écriture avait dans sa vie. 


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