La conversation que Leonhard avait eu avec Paul l'avait profondément bouleversé. Il s'était d'abord dit qu'il avait affaire à un cinglé, ou à un gosse pourri gâté en manque d'attention qui tentait simplement de faire son intéressant. Mais ses mots l'avaient marqué, plus qu'il ne voulait le reconnaître. Il passait ses nuits à se les remémorer, à se demander pourquoi ils avaient eu un tel effet sur lui. Des cernes s'étaient creusées sous ses yeux. Depuis une bonne semaine à présent, tous les matins lorsque le réveil sonnait, le jeune lieutenant se levait en ayant à peine fermé l'œil de la nuit. Tous les matins, lorsqu'il se rendait à la réunion de 8h avec les autres officiers, il écoutait d'une oreille distraite les ordres du jour. Tous les après-midi, lorsqu'il devait se plonger dans la paperasse et les tâches administratives, il manquait de s'endormir sur son bureau à cause du manque de sommeil. Le soir avant de se coucher, il se traînait tel un zombie dans le dédale de couloirs du château, espérant trouver un peu de calme pour réfléchir. Lorsque les soldats lui proposaient de les rejoindre pour un billard ou un poker, il prétendait préférer passer ses soirées à satisfaire sa passion historique en visitant l'endroit. La vérité, c'était que Paul avait réveillé quelque chose en lui. Il lui avait ouvert les yeux. Certes, ça avait été brutal mais il avait vu juste. Leonhard n'était pas en accord avec lui-même et Paul l'avait senti, il le lui avait fait prendre conscience. Disons plutôt que le jeune Allemand l'avait toujours su mais avait préférer le nier. De toute façon, il n'avait pas vraiment eu le choix : il avait été forcé de s'engager dans l'armée. Il avait donc préférer enfouir ses sentiments au fond de lui. La personne qu'il était quand il était avec ses soldats, ou ses supérieurs, ou même avec sa famille n'était pas lui. Il jouait un rôle. Il avait toujours joué un rôle. Et depuis le temps, il s'était oublié lui-même. Il avait oublié qui il était. Était-ce possible d'oublier sa personnalité à force de faire semblant d'être quelqu'un d'autre ? En se regardant dans la glace, le jeune officier ne pouvait s'empêcher de se demander : qui est cet homme dans le miroir ? Ca n'était pas son reflet. C'était impossible ! Il n'avait pas se visage fermé, ce regard sévère et dénué de toute émotion... . Cet homme, dans son fringuant uniforme, dont l'aura dégageait quelque chose de froid et dure n'était pas LUI. Il n'était pas comme ça. Ce reflet n'était pas celui de Leonhard König. C'était celui d'un pantin, d'un homme crée de toute pièce par son père. C'était lui qui l'avait obligé à s'engager dans la Wehrmacht. Sans lui... Leonhard frémit. Il avait tout sauf envie de penser à lui. Il regarda l'heure. Dans moins d'une heure, il devrait dîner chez les Laurencin. Que ces repas étaient insupportables ! Bourrés d'hypocrisie, de faux semblants, de tensions et de sous-entendus. C'était interminable ! Schmidt détestait le maire. Il n'avait de cesse de le critiquer en le traitant de lâche ou d'hypocrite. Il le voyait comme un imbécile capable de faire n'importe quoi pour sauver son argent ou sa réputation. Il n'appréciait pas davantage ses fils, surtout l'aîné qui d'après lui, était un cancre, un bon à rien. Depuis la conversation qu'il avait eu avec Paul, Leonhard haïssait encore plus ces dîners. Il les subissait. Pendant toute la durée du repas, il tentait tant bien que mal d'ignorer les regards furtifs que Paul lui lançait à plusieurs reprises. Bon sang ! Ce type ne savait donc pas ce qi'était la discrétion ?! Quel crétin ! Dans ces moments-là, le jeune allemand avait envie de se lever de sa chaise pour aller lui enfoncer la tête dans sa soupe. Un soir, Paul avait dépassé les bornes. Il avait fait une remarque qui l'avait complètement déstabilisé :- Vous semblez extenué lieutenant König. Vous avez du mal à dormir ? Quelque chose vous tracasse on dirait. Paul l'avait regardé avec un air innocent -parfaitement ridicule, soit-dit-en-passant. A ce moment, toute la tablée s'était tournée vers le jeune officier pour observer ses cernes et il s'était retenu de justesse d'essuyer les gouttes de sueurs qui perlaient sur son front. - Non, avait-il répondu la gorge sèche. C'est juste qu'il y a beaucoup de bruits dans le château la nuit. J'ai l'ouïe fine. Personne n'avait insisté. Le maire et Schmidt s'était remis à discuter. Leonhard avait lancé un regard meurtrier à Paul qui avait étouffé un rire. Un jour, après une réunion matinale avec Schmidt et Mayer, le Capitaine l'avait retenu dans son bureau. Depuis qu'il travaillait sous ses ordres (cet à dire environ 10 mois maintenant), Schmidt ne s'était jamais montré très avenant avec ses collègues, ni même très curieux envers la vie de ces derniers. Pourtant, Schmidt entama une conversation que l'on aurait presque pu qualifier de « normale » si elle n'avait pas tourné au cynisme. Les premières questions qu'il lui posa furent d'une banalité redoutable. Il lui demanda des nouvelles des troupes, de la vie au château. Puis, vinrent les questions déconcertantes. : - Comment va votre mère ? lieutenant. Vous avez eu des nouvelles ? Leonhard le dévisagea. Mais le Capitaine affichait un air parfaitement neutre. Il rie face à la tête que tira son jeune collègue : - Oui, je la connais. Je l'ai même connu avant votre père. Leonhard savait que le Capitaine connaissait son père. Les deux s'était connu à l'école militaire. Mais alors que Schmidt s'était lancé dans une carrière d'officier, son ancien camarde s'était tourné vers la politique. Ils avait coupé le contact depuis. Mais où donc Schmidt avait connu sa mère ? Dans quel contexte ? - Nos parents étaient très bons amis. Nous nous voyions souvent lorsque nous étions jeunes. C'est même moi qui l'ai présenté à ce bon vieux Erhard. En prononçant sa dernière phrase, sa voix s'était cassée et son regard semblait rempli d'amertume. Il sembla un instant perdu dans ses pensés puis reprit brusquement une expression neutre en répétant sa première question :- Alors, comment se porte-t-elle ? Bien que troublé par ce qu'il venait d'apprendre, le jeune lieutenant se reprit et dit : - Sa dernière lettre est arrivée il y a environ 2 semaines. Elle va bien. - Et vos jeunes frères ? - Ils se portent bien. - J'espère que votre père leur donne une solide éducation. Vont-ils aux camps mis en place par l'Etat ? A mon sens, rien de tel pour forger le caractères et éduquer de futurs citoyens.Le jeune homme serra le poing comme s'il voulait écraser un fruit qu'il tenait. Mais il ne laissa rien paraître. Il avait l'impression que les yeux bleus glacés du Capitaine disséquaient chaque cellule de son visage. - Ils y vont souvent, répondit Leonhard, la bouche sèche. Mon père est convaincu du bien fondé de ces organisations. Il dit qu'elles transforment les jeunes garçons douillets en véritables hommes. Il ponctua sa phrase par un rictus convainquant. Il était tellement habitué à faire semblant, il n'avait plus aucun mal à simuler un rire. En vérité, il trouvait cela assez pitoyable. Qu'était-il obligé de faire pour passer pour un parfait soldat et soigner la réputation d'un homme qu'il n'aimait pas ? - En parlant de votre père, comment va ce cher Erhard ? Le ministère ne le dorlote pas trop, j'espère ? Le risque avec la politique, c'est que certaines places sont si confortables qu'on n'a plus la volonté de faire quoi que ce soit lorsqu'on les occupe. Il ne se repose pas trop sur ses lauriers tout de même ? - Il est devenu secrétaire d'Etat au ministère de la Propagande. - Et bien... . J'ai été mauvaise langue, semble-t-il. Il est vrai qu'il a toujours su grimper les échelons. C'est un homme qui fait tout pour obtenir ce qu'il veut, qu'importe les conséquences. Rien ne l'arrête. Et s'il est face à un obstacle , il l'anéanti. N'est-ce pas ?Leonhard se força à sourire et acquiesça. Que pourrait-il ajouter à cela ? Personnellement, il ne trouvait pas très reluisant le fait d'être haut placé dans un endroit portant le nom de « Ministère de la Propagande ». Par ailleurs, il avait remarqué que le ton qu'avait pris le capitaine était froid et dure. Était-ce du mépris ? Nourrissait-il de la rancœur envers son ancien camarade ? Il n'avait pas tort, néanmoins. Son père faisait partie des individus qui obtiennent toujours ce qu'ils veulent, peu importe les sacrifices ou les conséquences. - J'ai entendu dire qu'on le surnommait « l'intransigeant » au bureau. Il mène tout le monde à la baguette. S'il est comme ça au bureau, je me demande à quoi il ressemble à la maison. Il doit être très autoritaire. A moins qu'il vous réserve toute sa tendresse et qu'il soit un vrai papa gâteau ? Leonhard eut presque envie de rire, mais cette fois pour de vrai. Son père ? Tendre ? Ridicule ! Il tenta de l'imaginer en train de leur raconter des histoires ou de les border. Inutile ! Ca demandait une imagination débordante. En voyant la tête du jeune homme, Schmidt ricana :- Visiblement, je me trompe. Alors il est aussi intransigeant avec vous qu'avec ses collègues ? Mon Dieu ! Décidemment, cet homme n'a pas de limites ! Tous le monde est son pantin, sa petite marionnette qu'il fait danser, même ses enfants !Il rit de plus bel ce que Leonhard prit assez mal. Sa réflexion l'avait vexé. - Vous pouvez y allé lieutenant. Leonhard sorti. Il se rendit compte qu'il n'avait pas desserré le poing de toute l'entrevue. Une marionnette ? La marionnette d'un tyran ?! Il avait envi de rentrer à nouveau dans le bureau pour étrangler son supérieur. Il se rendit compte que s'il était aussi en colère, c'était parce que Schmidt avait raison. Son père faisait mieux que de le faire danser, il le faisait chanter ! Et lui n'avait d'autres choix que d'obéir. Il eut envie pleurer. Mais c'eut été des larmes de rage, non de chagrin. Ca le rendait malade. Il s'était corrompu, en son âme et conscience, pour un homme qu'il haïssait et qui le haïssait tout autant. Ce fut la dernière nuit qu'il passa, hanté par une avalanche de questions. Il avait pris sa décision. Désormais, il agirait pour lui, pour ce qu'il croyait bon et juste. Il ne voulait plus être dégoûté en regardant son reflet. Il ne voulait plus être un petit caniche aux ordres de son père. Il voulait s'affirmer. Si plus tard, ses enfants lui demandaient ce qu'il avait fait durant la guerre, il voulait pouvoir leur répondre sans éprouver aucune honte, aucun mépris pour lui-même. Mais avant toute chose, il fallait être certain de pouvoir mettre en application ses nouvelles résolutions.
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Coeur-éclair
RomanceEn mars 1943, malgré l'occupation, les jours s'écoulent avec une lenteur démesurée dans le petit village de Rochefort-sur-mer, en Bretagne armoricaine. Mais voilà qu'un nouveau régiment arrive pour prendre la relève et troubler ce calme sordide. Es...