Chapitre 5

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La réunion était prévue à midi sur la plage du village. Sur l'esplanade, devant le réverbère, une estrade sur laquelle se tenait au centre un pupitre avait été aménagée pour l'occasion. Lorsque le 1er régiment avait pris possession de Rochefort, les Allemands ne s'étaient pas donnés la peine de mettre autant de moyens pour leur discours inaugural. Ils avaient juste réunis tout le monde au même endroit et s'étaient passés d'estrade ou de pupitre. Cependant, Porcinet avait été très long et s'était éternisé en mille et une palabres, faisant s'assoupir tout le monde.

Des soldats formaient un arc de cercle autour de l'estrade, attendant leurs officiers. Ils semblaient plus antipathiques et agressifs que ceux qu'ils avaient remplacés. A la vue de leurs fusils, les habitants frissonnèrent. Cela faisait à présent dix minutes qu'Esther et sa famille patientaient. Au fur et à mesure que le temps passait, la place se remplissait et devenait noire de monde. Des gens étaient postés aux fenêtres et attendaient que le début du discours du nouvel officier supérieur commence. Le soleil tapait fort sur la place de Rochefort. Esther leva la tête vers le ciel, laissant l'astre jaune réchauffer les cellules de sa peau. Une légère brise soufflait, amenant des effluves de sels marins. On entendait le chant des mouettes et au loin, de façon plus ténue, le fracas des vagues sur le quai du port. Un grondement se fit entendre : le bruit de moteurs. Deux voitures noires firent leur entrée et s'arrêtèrent devant l'esplanade. Un officier allemand d'une cinquantaine d'année sortit de la première. Il n'était pas très grand, pourtant quelque chose chez lui imposait le respect. Il n'était pas dépourvu de charisme contrairement à ses deux prédécesseurs. L'homme avait la peau très pâle, encore plus pâle que celle d'Esther. Sa démarche était souple mais ferme. Modeste mais confiante. Il émanait de cet homme, une aura singulière : celle d'un dominant.
Deux autres officiers sortirent de la seconde voiture. Le premier, qui devait également être âgé d'une cinquantaine d'années, était très grand et fin, si fin qu'on aurait pu le croire malade. Il avait l'air frêle et portait des lunettes rondes qui encerclaient deux petits yeux noirs. Ses cheveux gris étaient si courts qu'on percevait la peau luisante de son crâne. Il sortit un mouchoir de sa poche et toussa bruyamment. On eut dit qu'il s'étranglait. Il faisait peine à voir. On aurait dit une grande asperge insipide.
Esther ne parvint pas à voir le dernier officier. Il était caché par la grande asperge. Alors que les trois officiers montaient sur l'estrade, la jeune fille sentit quelqu'un lui tapoter l'épaule. Elle se retourna. Anne et Madeleine l'avaient rejointe.

- Alors, voyons voir à quoi ressemblent nos prochaines victimes, claironna Anne.

Elle se frotta les mains, un air machiavélique sur le visage.

- Je le savais encore des vieux, déplora-t-elle. Celui-là a l'air d'un glaçon, dit-elle en pointant l'officier à la peau pâle. Celui-ci, on dirait un squelette, fit-elle en pointant le second.

- Je crois que je lui ai déjà trouvé un surnom, ajouta triomphalement Esther. L'asperge !

- Ca lui va bien je trouve, consentit Madeleine.

- Donc va pour l'asperge, conclue Anne. Et pour le troisième...voyons voir ! Encore un vieux je par..., mais elle n'acheva pas sa phrase.

Elles eurent du mal à croire qu'il s'agissait réellement d'un officier. Il n'était pas vieux comme elles l'avaient présumé. C'était un jeune homme qui avait l'air d'avoir une trentaine d'années mais lorsqu'il retira sa casquette pour rabattre une de ses mèches brunes qui lui tombait devant les yeux, elles s'aperçurent bouche bée que l'officier devait avoir une vingtaine d'années, tout au plus. Esther s'attarda sur ses yeux. Ces derniers étaient enfoncés sous des arcades sourcilières saillantes. Les ombres naturelles qui s'y dessinaient dissimulaient son regard et lui conféraient un air énigmatique. Il remit sa casquette et balaya la foule du regard en affichant une expression froide.

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