Chapitre 20

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Il était neuf heures passées. Les convives à la table des Laurencin venaient de terminer leur repas. Paul et Jean restaient muets, tout comme le lieutenant König. Mayer n'était pas là, il avait été retenu à la mairie pour terminer un rapport. Le maire et le capitaine étaient lancés dans une autre grande conversation sur l'art.


- Je trouve que les toiles de Picasso ont quelque chose de chaotique, expliquait Schmidt. C'est fascinant.

- Ma foi, c'est bien vrai, répondait le maire. Mais personnellement, c'est justement ce qui me perturbe. J'avoue ne pas être un fervent admirateur de ce monsieur Picasso.

- Et de quel autre artiste êtes-vous un fervent admirateur ?


- J'aime beaucoup Gustave Caillebot, affirmait son interlocuteur.

Paul tiqua et serra les poings sous la table. C'était le peintre préféré de sa mère. C'était elle qui lui avait fait découvrir. C'était SON peintre à elle. 


- Je trouve son art troublant par son réalisme. Et toutes ses couleurs... il parvient si bien à reproduire les pétales des fleurs, les reflets de l'eau... il les rend encore plus authentiques. Encore plus beaux. Je trouve que ses toiles sont empreintes d'une grande sensibilité. Elles sont... poétiques.

C'était exactement ce que disait Caterina.


- Au fait, je voulais vous faire une proposition, ajouta le maire. Mon grand-père peignait beaucoup. J'ai eu la chance d'hériter de la plupart de ses toiles. Je les conserve dans une pièce de la maison. Voudriez-vous les voir ?

Le Capitaine acquiesça :
- Pourquoi pas.
Il se leva et suivi M. Laurencin. On entendit les bruits de leurs pas dans l'escalier puis ceux-ci diminuèrent jusqu'à disparaître complètement. Paul et Jean se retrouvèrent seuls avec le jeune officier. L'aîné des frères se leva et vint s'asseoir à côté de lui, à la place de Schmidt.
- Jean et moi, on voulait vous remercier pour ce que vous avez fait pour nous.
Leonhard le regarda enfin. Il hésita avant de répondre.
- Inutile d'en reparler. Je ne veux même pas savoir ce que vous faisiez là-bas.
Le jeune officier s'emmura à nouveau dans le silence. Mais Paul ne se découragea pas pour autant et de but en blanc, il lui dit :
- Je me demandais... vous pensez quoi, vous , de l'occupation allemande ? 


Jean avala de travers. Pour la première fois depuis le début du repas, le lieutenant abandonna son expression d'indifférence et le regarda, les yeux écarquillés. Qu'est-ce qu'il lui prenait ? Poser ce genre de questions à un officier allemand, ce n'était même plus du culot, c'était carrément de la folie !

- Je vous demande pardon ? dit le jeune lieutenant en espérant que Paul se reprendrait.
Mais ce dernier insista.
- Qu'en pensez-vous ?
Son interlocuteur se tortilla sur sa chaise, mal à l'aise. Il ne savait que répondre. Paul l'observait avec attention, comme s'il cherchait à analyser ses moindres mouvements pour deviner la réponse.
- Pourquoi ces questions ? finit par dire l'officier.
- Pourquoi pas ? répondit Paul. Je m'intéresse à notre sauveur.
- Ne m'appelez pas comme ça, siffla le lieutenant entre ses dents.
Il jeta un regard vers le hall d'entrée. Schmidt et le maire étaient toujours à l'étage, dans l'une des nombreuses pièces de ce manoir ridiculement grand.
- De toute évidence, vous évitez de répondre, observa Paul. Ma question vous gênerait-t-elle ?
- Elle est déplacée et vous le savez.
- Oui, je le sais, répondit simplement Paul.
L'officier le regarda comme s'il eut à faire à un fou.
- Alors pourquoi ?
- Parce que je n'arrive pas à savoir à qui j'ai à faire. Vous êtes aussi franc qu'un âne qui recule.
- Paul ?! s'exclama son frère.
- C'est ainsi que vous me remerciez de vous avoir aidé ? demanda le lieutenant en ignorant Jean. Vous n'êtes qu'un gamin. Vous n'avez pas à agir ainsi.
Paul ricana.
- Lieutenant, nous n'avons que deux ans d'écart. Ce n'est pas assez pour vous permettre de m'appeler « gamin ».
- Certes. Mais je n'y peux rien si vous vous comportez comme tel. On dirait que vous n'avez pas conscience de la portée de vos paroles.
- Je connais les enjeux. TOUS les enjeux. Mais vous, vous en oubliez une partie.
- Ah bon ? Instruisez-moi dans ce cas, dit l'officier sur un ton sarcastique.
- Je crois que vous vous mentez à vous-même. Ou alors, vous en avez conscience mais vous vous cachez.
Jean se prit la tête entre les mains et se massa les tempes. Il grognait des paroles inintelligibles.
- Mais de quoi parlez-vous ? s'agaça l'officier.
- Vous ne partagez pas les mêmes valeurs qu'eux, répondit Paul en pointant du doigt le plafond.
Silence de plomb.
- Comment osez-vous ? Qu'est-ce qui vous permet d'affirmer une telle chose ?
- Vous nous avez sauvé la vie, à tous les deux.
- Vous exagérez.
- Ah bon ? Vous saviez qu'on aurait pu être condamnés à mort pour ça ! Ils ont bien tué un vieil infirme pour avoir pris une photo. Alors deux adolescents qui s'aventurent sur leur territoire... .
Paul n'avait pas tort. S'ils s'étaient fait prendre, Schmidt les aurait aussitôt condamné à mort et ils auraient été fusillés dans la journée. A tout les coups, c'est encore lui qui s'en serait occupé.
- Si on n'avait eu moins de chances, on serait tombés sur un de vos soldats. Il nous aurait immédiatement arrêté. Aucun autre n'aurait eu de scrupules à nous balancer. Mais pas vous. Vous avez joué la comédie pour nous. Vos supérieurs pourraient même vous accuser de trahison.
« Trahison ». A ce mot, le jeune allemand tiqua. Bien que l'idée lui vrillait les tympans, il devait admettre que c'était vrai. Schmidt n'aurait pas hésité une seule seconde à le condamné de haute trahison. Après tout, le jeune homme avait mentit aux autres pour aider des Français qui s'étaient introduits sur leur territoire. Le lieutenant n'était pas particulièrement patriote mais il pensait surtout aux risques si cela se répandait dans les rangs. Si ça revenait aux oreilles de son père...
- Je me demande seulement pourquoi quelqu'un comme vous s'est engagé dans l'armée ? demanda Paul.
L'officier resta de marbre. Mais lorsqu'il jeta un coup d'œil à Paul, il s'aperçut qu'il semblait davantage se poser la question à lui-même.
- En tout cas, reprit-il, je sais pourquoi vous nous avez aidé.
- Oh, vraiment ? Surprenez-moi.
- Parce que vous avez du respect pour la vie, répondit Paul du tac au tac. Et c'est un principe qui passe au-dessus de n'importe quelle idéologie. Vous n'avez pas pu tirer sur Edgar quand il était à terre. Vous avez aidé un homme qui vous menaçait avec un fusil...
- Comment avez-vous... ?
Mais Paul continua sur sa lancée.
- C'est pour ça que je pense que vous ne devez pas adhérez complètement aux idées des nazis. Je me trompe ?
Son interlocuteur se figea. Paul venait de le percer à jour, de clamer haut et fort ce qu'il tentait de dissimuler depuis son premier jour dans l'armée. Il était parvenu à le cacher à Mayer, à Schmidt, aux plus cruels, mais voilà que ce type venait de lui arracher son masque de fer comme s'il n'était fait que de papier.
- Face à ce silence, j'en déduis que j'ai raison.
Leonhard sentit la colère monter en lui.
- Vous ne me connaissez pas.
- J'ai simplement une dernière question lieutenant, le coupa Paul. Après je vous laisse tranquille.
- Quoi ? souffla l'officier, à bout de patience.
- Est-ce que, si un jour on vous donnait la possibilité de... « rentrer en résistance », ne serait-ce que pour une fois... vous la saisiriez ?
L'officier resta bouche bée. Jean s'arracha les cheveux en regardant son frère avec des yeux exorbités. Mais Paul restait très calme. Il avait conscience de ce qu'il venait de demander mais plus il parlait avec Leonhard König, plus il voyait davantage en lui un jeune homme dissimulant ses principes et son humanité sous un masque et un grade de lieutenant. Ca ne devait pas être facile de cacher sa vraie personnalité de la sorte face à des hommes comme Schmidt.
- Vous êtes taré ?
Paul le considéra attentivement, un sourire en coin. Cette fois, il en était sûr : Leonhard König, n'était pas un des leurs. Son silence était éloquent. L'aîné des Laurencin ne dit rien. Il continuait à regarder silencieusement son interlocuteur. Il voulait voir quelle serait sa réaction.
- Comment pouvez-vous me poser une telle question ?
- Encore une fois, vous évitez de répondre.
- Vous voulez que je réponde ? Je vais vous répondre, s'énerva le jeune allemand. Que pensez-vous de ça ? Je vais faire comme si cette conversation n'avait jamais eu lieu. Je vous suggère d'en faire autant. Si vous voulez me remercier, voici ce que vous pourriez faire pour moi : oubliez cette idée saugrenue, effacez-la de votre mémoire et laissez-moi en paix. C'est peu de choses comparé à ce que vous me devez. Alors ça devrait être dans vos cordes.
Ils entendirent soudain les voix de M. Laurencin et du Capitaine s'élever dans le grand hall. Puis des pas résonnèrent dans les escaliers.
- J'avais juste besoin de vérifier quelque chose, murmura Paul en retournant à sa place.

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