A son retour au château, il raconta son malheur à ses serviteurs.Mais sa peine était si profonde qu'il ne put retenir ses larmes. Ceux-ci essayèrent bien de le réconforter, mais aucune parole n'était assez tendre pour apaiser son chagrin, ses gros yeux charriaient des fontaines de larmes inépuisables.
Lorsqu'il croisa son père, les yeux encore rougis et boursouflés, il essaya de ravaler sa honte, mais c'était peine perdue. Le roi savait décoder les regards mieux que quiconque. Garrigue ne put masquer sa peine, et ses larmes apportèrent les réponses aux questionnements du maître des lieux. Contraint d’étaler ses déboires, il arriva tout juste à articuler que le comportement de ces enfants de paysans était insupportable car ils n'avaient même pas daigné le saluer. Son père, qui contrairement à la reine, était prêt à tout, pour plaire à son fils et le rendre aussi hautain que lui, ordonna que l'on exile les familles des enfants fautifs. Cette décision rendit Garrigue heureux ; il y trouva une juste vengeance, même si dans un petit coin de sa tête, il se rendait compte que la punition, infligée par son père, était largement disproportionnée par rapport à l'injustice commise. Mais être victime d'une humiliation aussi cuisante le vexa autant que s'il avait reçu une gifle cinglante. Se venger lui faisait du bien.
Depuis sa naissance, il ne percevait les aléas de la vie qu'à travers les yeux de ses parents. Le filtre n'était donc pas tout à fait objectif, mais l'enfant n’en connaissait pas d’autre. Il était alors naturel pour lui, que tout lui soit dû.
C'est vrai qu'au château, la vie du jeune prince était douce : tous ses besoins étaient largement satisfaits, il mangeait à sa faim et dormait dans un bon lit, et des servantes s’empressaient de lui obéir. Mais cette vie, rêvée pour les uns, était bien insuffisante à son bonheur à lui. D'aucuns se seraient satisfaits de cette situation.
Pour Garrigue, cette qualité de vie était un véritable enfer. Tout était fait pour contribuer à son bonheur, mais les réminiscences de sa rencontre avec les enfants, ne faisaient que le torturer.
Il fallut du temps au petit garçon prétentieux et boudiné pour ravaler sa fierté et accepter ce sentiment qui refluait sans cesse. Ces souvenirs le persécutaient et ravageaient ses ambitions.
Cette pensée lancinante, permanente et sur laquelle il était incapable de mettre un nom, c'était la haine. C’était elle qui l’obsédait, avec ce cuisant souvenir de sa première rencontre -car il y en aurait d'autres c'était écrit-, et qui lui soufflait que ces enfants étaient la cause de tous ses tourments.
Et puis son père confirmait bien ses pensées. Il avait congédié ces gueux insolents. S’ils l'avaient simplement salué comme on doit le faire, lorsqu'on croise un membre de la famille royale, aujourd'hui, lui Garrigue serait heureux, il leur aurait parlé. Quand on est âgé que de dix ou onze ans, on sait toujours quoi se dire. Entre enfants, ils se seraient revus... et Garrigue aurait des amis...
Au lieu de ça, ces malotrus s'étaient comportés comme des paysans incultes et étaient maintenant les seuls responsables de son amertume.
Le temps nécessaire, pour que la douleur enfin s'estompe, dura plusieurs mois. Des mois pénibles, des mois longs qui s'égrenaient au rythme des rires insupportables et des jeux incessants des gamins pauvres et sales des villages. Pourtant, il n'avait de cesse de les espionner depuis sa fenêtre. Des mois d'hiver, à la luminosité trop courte, mais à l'ennui trop long, des jours de neige, cruels, qui alimentaient encore l'abomination de la situation, jusqu'à ce qu'un jour la haine s'apaise. Qu'elle s'apaise et se transforme peu à peu, pour laisser place à une certaine sérénité, qui lui chuchotait « peut être, aurait-il dû parler le premier. Il était la descendance de l'ordre établi du royaume. Il avait donc sûrement eu tort d'attendre un soupçon d'ingéniosité de la part d'enfants de paysans ».
Ce sont ces pensées qui endormirent la fureur du jeune prince. Alors, il se mit à aller mieux. Alors, l'évidence se manifesta : son échec se transforma en motivation...
C'est par une de ces journées, où il espionnait encore et encore les allées et venues des petits paysans, qu'il remarqua que depuis sa fenêtre, il ne pouvait faire la distinction entre les filles et les garçons.
Dans le groupe qu'il avait approché jadis, il avait bien remarqué qu'il y avait des filles. Mais accoudé à sa fenêtre, d’aussi loin il était impossible de différencier les filles des garçons. C'est ainsi qu'il comprit qu'approcher ces enfants sans les effrayer nécessitait d'être plus ingénieux, plus réfléchi et surtout plus malin qu’eux.
Car si en se glissant hors de sa cage dorée, il avait pu prendre toute la mesure de ce qui lui était dû dans l'enceinte du château, force était de constater que la vie au dehors était étonnamment différente. Pour se mêler à eux, se fondre dans leurs groupes il fallait prendre leur apparence. Apparence paysanne donc. Et ce n’était seulement qu’accoutré de la sorte, qu’il pourrait passer inaperçu.
Cette trouvaille égaya sa journée.
La patience n’avait pas été au programme de son enseignement. Aussi, malgré sa nouvelle motivation, de temps en temps, ses habitudes de prince des Hauts de Galante refaisaient surface et mettaient ses intentions à rude épreuve. Il trouvait compliqué d'agir pour obtenir ce qu'il considérait comme un dû. Quant à attendre, pour peut-être déboucher sur un échec, il n’était pas question d’y penser.
Ses royaux parents étaient les premiers responsables de son impatience et de sa suffisance.
Lorsque les enfants s'étaient moqués de lui et l'avaient laissé, en larmes, les deux pieds enfoncés dans la boue, le roi des Hauts de Galante avait immédiatement et définitivement banni les familles des enfants incriminés pour l'honneur du petit prince. Il en était ainsi de la vie des grands capables d'écraser les plus petits et de se sentir tout à leur honneur de le faire.
Mais tout le monde ne peut pas vivre avec ce bas sentiment, et Garrigue était, même s’il l’ignorait encore, de ceux-là. Seulement son éducation, aux antipodes, l'avait conditionné autrement. Aujourd'hui c'était son inconstance qui le replongeait dans son éducation de prétentieux.
L’allégresse fut, cependant, de courte durée lorsqu’il réalisa que pour passer inaperçu il allait devoir se vêtir des mêmes loques sales que les pauvres. Il devrait s’habiller comme un miséreux et quitter ses habits luxueux et propres. Assez peu alléché par cette idée, une moue de dédain lui déforma la bouche tant son orgueil venait d’en prendre un coup. Le mépris qu’il avait à l’encontre des pauvres n’avait d’égal que la difficulté qu’il aurait à dénicher des fripes pour se grimer comme un cul-terreux.
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L'ŒIL DE PAON
FantasyL'œil de Paon est un conte, un folklore oublié. Les contes, c'est de 7 à 99 ans. Cette histoire se déroule à l'époque des châteaux forts, des rois, des manants et où la sorcellerie agissait dans le secret des alcôves dissimulées. Garrigue vivait tr...