Chapitre 9 - La fontaine

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Quand Garrigue baissa la tête pour mettre son pied dans l'étrier, un étrange brouillard mauve et épais avançait par vague jusqu'à ses bottes. Etonné de voir cette vapeur glisser sur le sol, ses yeux en cherchèrent l’origine. Le phénomène semblait provenir des caractères situés de part et d'autres de la croix. Ceux -ci vomissaient, par vagues, des nuées violettes, qui dévalaient les marches, jusque sous les sabots de Panache d'Or. L’épaisseur anormale de ce brouillard et ses nuances mauves-bleutées lui donnait un aspect nocif.
Le ciel était maintenant entièrement couvert et une étrange clarté filtrait à travers les nuages, un peu comme celle que l'on peut apercevoir lorsque le soleil et la pluie se partagent le ciel et qu'un arc-en-ciel se dessine ceignant le ciel de ses rais multicolores. Le vent s'était arrêté. Il n'y avait plus aucun bruit. Les oiseaux se taisaient, cachés par les feuilles immobiles des arbres. La nature toute entière retenait son souffle. Tout était calme, trop calme.

Cette soudaine atmosphère effraya notre prince qui n'avait plus grand chose de conquérant et dont la fierté s'étiolait rapidement. Il avait froid et transpirait, sa respiration saccadée s’emballait. Ses mains moites enserraient toujours les rênes mais ses sens se brouillaient, interdisant un fonctionnement normal de son cerveau.

Mais alors que le brouillard lui arrivait déjà à la ceinture, prêt à sauter en selle, il se sentit épié et se retourna brusquement.

Un vieil homme se tenait là, tout près de lui. Il affichait un air si fatigué, et semblait tellement vieux, qu’on lui aurait bien donné cent ans. Le prince ne se souvenait pas avoir déjà vu quelqu'un d'aussi âgé. Il marmonnait dans sa barbe et les mots chantaient en sortant de sa bouche. Garrigue le dévisagea un instant, le temps de comprendre que ses paroles n’étaient adressées à personne. Le jeune aventurier pensa qu’il s’agissait d’un simple d'esprit, et ne chercha pas à comprendre ce qu’il disait.

Son habillement retint cependant l'attention de Garrigue. Son couvre-chef noir, à larges bords, était surmonté d'une plume d’autruche violette et une cape noire descendait jusqu’à ses pieds. C'était presque irréaliste. Il se déplaçait avec peine, tout en s'appuyant de tout son poids sur un bâton tortueux, bien trop court pour lui, et qui l'obligeait à se tenir cassé en deux.

Garrigue, pétrifié par la situation, ne pouvait détacher son regard de cette apparition soudaine. Attiré et effrayé par l'étrangeté de la situation, il sentait la panique naître en lui. Le réflexe de sauter sur le dos de Panache d'Or et de s’enfuir ne lui traversa pas la tête tant il était ahuri par cette vision. Il resta figé, face au vieux. Le souffle court et le sang qui lui glaçait les veines, il ne pouvait articuler un mot.

Alors le vieil homme se redressa, ouvrit largement ses longs bras qui laissèrent apparaître sous sa cape, un gilet couvert de pierreries, digne d'un roi. Il portait également une culotte de velours foncé qui se terminait dans de hautes cuissardes, au large revers de cuir ciré.

C'est alors que l'homme dit d'une voix forte et très audible cette fois :
- Auriez-vous, cher maître, la bonté de remplir ma tasse avec la belle eau claire et fraîche de cette fontaine ? Je viens de parcourir des centaines de miles à travers le pays et mes jambes sont trop fatiguées, j'ai peur qu'elles ne me trahissent si je me penche au-dessus de l'eau.

Tout en disant ces mots, il tendit une jolie tasse blanche, à l’imprudent garçon tout en arborant un large sourire découvrant de grandes dents acérées.

Garrigue s'approcha du vieil homme et saisit l'objet. De près, les yeux de l'homme étaient vifs, petits, profonds et extrêmement clairs. Ces yeux pétillaient et donnaient l’impression d’appartenir à quelqu'un de beaucoup plus jeune, certainement pas les yeux délavés d'un vieillard. Le prince reçu dans sa main une tasse d'une finesse et d'une blancheur qui l'étonna. Il ne pouvait imaginer qu'un va-nu-pieds, sans le sou, puisse avoir en sa possession un objet aussi fragile et délicat.

Alors que saisir la tasse l'obligeait à rendre service à l'homme, son esprit s'éveilla.
N’était-il pas en présence d’un voleur ? Il serait sans doute plus prudent de quitter les lieux au plus vite et pour cela il se devait de rapidement exécuter la demande du vieux. Il se pencha devant la fontaine et laissa le liquide pur remplir la fine porcelaine. Trois pas suffirent dans ce coton violacé pour rejoindre l'homme et lui remettre la tasse aux bords dégoulinant d'eau fraîche et cristalline. Autour d'eux, l'épais brouillard formait un cocon qui semblait les protéger de tout. Garrigue ne voyait même plus son cheval, il n'y avait plus que lui et l'homme étrange.

- Voici l'eau que vous demandiez, dit Garrigue.

L'homme remercia le prince et porta la tasse à ses lèvres. Puis il se remit à former des mots incompréhensibles, c'était une suite de syllabes qui s'entrechoquaient bizarrement, mais que cette fois-ci Garrigue put entendre parfaitement, mais sans rien comprendre.

- Koij mauj barriiu nun ka bow, ajouta-t-il en pointant maintenant son bâton comme une baguette magique vers Garrigue.

Ce dernier, effrayé, par cette soudaine attitude, eut un mouvement de recul.

Comme hypnotisé, le prince fixait le vieil homme. On lui avait pourtant appris qu'il était fort peu courtois de regarder avec insistance autrui. Mais Garrigue ne pouvait plus réfléchir sereinement et ses yeux étaient vrillés dans ceux de cet homme. Au fur et à mesure que les mots sortaient de sa bouche, l'homme retrouvait force et vigueur. Il se tenait maintenant bien droit et semblait même avoir rajeuni, comme si l'eau offerte lui avait rendu trente ans de vie. On aurait dit un autre personnage qui instantanément se serait glissé dans les loques sales du vieillard.

Lorsqu'il se tût, il tendit une main offerte à Garrigue, en disant :

- Tenez mon prince, ceci n'est rien pour un homme tel que vous, habitué aux fastueuses choses qu'offre un château comme celui de vos parents, mais de grâce acceptez ce piètre bracelet en remerciement de votre bon cœur.

Forcément, à un prince, on ne peut faire que des offrandes, des cadeaux et autres gentillesses. Garrigue était habitué à cela, et cet état de normalité le rasséréna. Alors, pour accepter le présent, il tendit son bras en direction de l'homme. A peine entama-t-il ce geste que le vieil homme lui saisit fermement la main et lui emprisonna le poignet avec le bracelet.

- Je… , je… vous remercie, réussi à articuler Garrigue d'une voix tremblante.

Un peu secoué quand même qu'on lui attrape le bras de la sorte, il pensait que ce morceau de cuir et de ferraille serait bien vite enlevé et jeté, lorsque l'homme aurait tourné les talons.

On entendit le « clic » de la fermeture du bracelet sous les doigts sinueux du vieillard et lorsque Garrigue releva la tête, le visage de l'homme avait repris son aspect initial, il était en un instant redevenu aussi vieux que lorsqu'il lui était apparu. Le vieil homme rajouta encore des mots qui chantent, puis se retourna et se recroquevilla de nouveau sur son bâton comme s'il se refermait sur lui-même.

Pas un seul instant notre prince ne s’était demandé comment cet étranger pouvait savoir qui il était, alors qu’à aucun moment il ne s'était présenté. Mais il lui paraissait finalement assez naturel qu'on le reconnaisse, puisqu’il était le fils du roi.

Le temps de reculer jusqu’aux rênes de Panache d'Or, le brouillard s'était totalement dissipé, tout comme l'homme, dont il ne restait aucune trace de passage. Les oiseaux avaient à nouveau repris vie, toute la nature se réveillait...

Garrigue, les mains tremblantes et la gorge sèche sauta en selle et lança sa monture au galop. Il voulait vite se rapprocher de la haie des grands arbres, car il savait que cette plantation faisait écran et lui masquait la vue du château.

Après un galop à perdre haleine, il reprit un peu ses esprits. Il tira sur les rênes pour ralentir sa monture. Son pouls redevint plus régulier, sa respiration plus sereine, ses mains retrouvèrent leur calme. Il se sentait fier de lui mais en même temps quelque chose le gênait. Peut-être n'avait il pas été très prudent de rendre service à cet homme ? Alors que son esprit revivait les événements qui venaient de s'écouler, sa main vint toucher le bracelet, seul souvenir concret de son escapade.

L'ŒIL DE PAONOù les histoires vivent. Découvrez maintenant