Chapitre 22 - Frioul

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Lorsque Garrigue rouvrit enfin les yeux, un feu d'artifice aux mille couleurs explosait dans sa tête et des coups de masse cognaient en rythme dans son crâne. Il avait chaud et pourtant des frissons parcouraient son corps tout entier, il était en sueur, tout tournait autour de lui.

Une douce panique était en train de s'installer. Ses esprits revenaient et avec eux ses peurs, ses anxiétés, ses complexes, et aussi ses certitudes sur ses incapacités. Une lumière aveuglante entrait du dehors et lui permettait ainsi de distinguer un peu mieux l'intérieur de la hutte.

Ses yeux balayèrent la petite pièce du regard quand il sentit une fraîcheur salvatrice sur son front. Au-dessus de lui, ses yeux découvrirent Frioul, qui, penchée au-dessus de lui, appliquait soigneusement un linge humide sur son front. Elle s'occupait de lui comme une mère de son enfant. Quelques souvenirs lui revinrent en tête, mais ils étaient si diffus et étranges qu'il n'osa pas en faire état.

En voyant Garrigue ouvrir les yeux, Frioul dit gentiment, comme s'ils se connaissaient depuis toujours.

— Comment te sens-tu ce matin Garrigue ?

— Euh, je...ça va je crois, sauf ce tambour dans ma tête, répondit aussitôt Garrigue en se redressant sur son coude. Il regarda Frioul, des réminiscences de la nuit passée lui revenaient par bribes et composaient un méli-mélo de visions qui n'amélioraient pas ses maux de tête. Pourtant, certains souvenirs étaient très nets, comme le corps dénudé de Frioul contre lui. Ce matin, elle s’était revêtue et l'éclat du métal de son poignard luisait à sa ceinture.

— C'est normal, c'est l'œil de paon, ça donne mal à la tête !

— L'œil de paon ?, reprit Garrigue.

— Oui, on l'appelle aussi « l'herbe de paon ou encore l'œil du tigre»... c'est « LA » plante de notre village, nous l'utilisons dans beaucoup de circonstances, notamment pour sonder l'esprit de nos hôtes... continua-t-elle, vague.

La petite hutte, siège de leur étreinte, n'avait ni porte ni fenêtre, seulement des peaux de bêtes sauvages assemblées et suspendues qui composaient un mur de séparation entre cette petite alcôve et le reste de la grande hutte qui avait accueilli, la veille, tout le village. Ses yeux continuèrent la visite des lieux, à la tête du lit, ce qui ressemblait à un autel, était couvert de dizaines de bougies éteintes, décorées de plumes de paons, au centre desquelles une sorte de boîte recouverte de cuir dont les ferronneries travaillées apportaient un côté ésotérique à l'objet ; et dans le coin où se tenait Frioul, un coquillage bénitier contenait l'eau fraîche dont elle se servait pour rafraîchir la tête de Garrigue.

— Ne te relèves pas trop vite, tu risques de chuter, tu as déliré une partie de la nuit. Nous nous sommes relayées à ton chevet. Tu iras mieux dans quelques heures, repose toi, dit Frioul.

En disant ces mots, elle se releva vaillamment, une main posée sur son poignard, et se dirigea vers la sortie.

— Attends, ne pars pas. Qu'est ce que vous m'avez fait boire, où je suis, qu'est-ce qu'il s'est passé, depuis combien de temps je suis ici ? S'enquerra Garrigue.

— Garrigue, tu as beaucoup de questions et je n'aurai pas le droit de répondre à toutes. Tu dois d'abord te reposer, je reviendrai te voir tout à l'heure. Ces mots dits, elle souleva prestement les peaux et disparut.

Garrigue voulut la retenir, mais il était trop faible, ses membres n'obéissaient pas aussi vite qu'il le souhaitait, sa tête le lançait. Il était à la merci de ce peuple étrange et il en était maintenant conscient. Tout cela ne semblait guère rassurant quant à sa quête et à sa manière d'y arriver...

Décidément, il ne valait pas grand chose, son titre de prince était plutôt usurpé, il n'avait même pas le courage d'un paysan.

Combien de temps ses yeux restèrent dans le vague à regarder le plafond de la hutte, il ne saurait le dire. Toujours est-il que comme elle l'avait promis, Frioul revint le voir. Elle entra doucement et vint s'asseoir sur le bord de leur couche.

— Te revoilà donc ! Est-ce que tu vas accepter de répondre à mes questions maintenant ou bien suis-je prisonnier ? Se risqua Garrigue.

A ces mots, Frioul éclata de rire. Elle avait du mal à articuler tellement elle se moquait de lui. Cela ne rassura pas le jeune homme qui ne comprenait pas les sautes d’humeur de la jeune femme, tantôt affable, tantôt autoritaire.

— Garrigue, tu as vu autour de toi ? Tu as pu voir que dans ce village il n'y a aucun homme. Nous sommes un peuple de femmes, c'est notre particularité. Les hommes nous ont toujours maltraitées, bafouées, rudoyées, et considérées comme leurs inférieures. C'est comme ça qu'ils nous ont maintenues dans des labeurs ne nécessitant aucunes connaissances particulières. Il y a longtemps, plusieurs femmes du village, qui ne voulaient plus courber l'échine, ont pris les armes. Elles se sont rebellées. Cela a duré des semaines, des mois. Mais peu à peu, elles ont réussi à mettre dehors tous les hommes du village du plus jeune au plus vieux. Il leur a fallu se battre physiquement d'abord, car les hommes ne se sont pas laissé chasser du village facilement, le recours aux armes a été très rapide, beaucoup ont été blessés, d'autres ont succombés et cela dans les deux camps. Mais elles ont également dû combattre mentalement car les femmes ont cette caractéristique, particulière à leur sexe, que de rajouter de l'affect à chacune de leurs décisions. Ce n'est pas le cas des mâles qui peuvent infliger beaucoup de souffrance sans aucun ressentiment et sans en être affecté par la suite. Les femmes, prisonnières de leurs sentiments ont soufferts le martyre car elles étaient la proie des hommes qui jouaient de leur sensibilité et en profitaient pour les déstabiliser. Elles ont dû être fortes, leur détermination a été mise à rude épreuve, cela a été un enfer. Les difficultés les plus ardues ont été lorsqu'il fut question de chasser les plus jeunes, enfants et nourrissons, là encore le sentimentalisme n'avait pas sa place, leur combat avec leur mental n'a eu d'égal que la souffrance qu'il leur a infligé. Mais notre peuple a réussi, les femmes ont remporté le combat, il n'y a plus aucun mâle dans le village.

Les femmes à qui nous devons notre liberté d'aujourd'hui sont vénérées dans ce village. Une tente sert de lieu de recueillement tout au bout du village, nous pouvons nous y ressourcer et prier pour leurs âmes. Elles sont nos modèles.

Aujourd'hui, lorsque l'une d'entre nous attend un enfant, elle attend une fille. Nous connaissons parfaitement les plantes, qui alliées à nos diverses incantations nous garantissent des naissances uniquement féminines.

Le revers de la médaille est que maintenant que nous avons gagné notre légitimité et prouvé notre égalité par notre capacité à se débrouiller sans hommes, ces derniers n'acceptent pas leur défaite, ils la réfutent même et nous traitent de sorcières pour se venger et éloigner de nous les autres peuples. L'homme n'est pas loyal et il veut la victoire à n'importe quel prix. La peur est un bon moyen de pression et c'est la seule qu'il ait trouvée.

En réalité, c'est eux qui ont peur. Ils ont peur que l'on essaie de leur faire ce qu'ils font depuis des milliers d'années, soumettre d'autres humains, en les maintenant dans un lien de subordination. Ce n'est pas notre désir à nous autres, femmes. Nous ne sommes pas supérieures aux hommes, comme ils ne nous sont pas supérieurs. Nous sommes humains les uns comme les autres, mais différents. Les hommes n'acceptent pas cette différence et la traduisent en faiblesse. Hommes et femmes n'ont pas les mêmes atouts. Pouvoir les regrouper dans un cadre d'acceptation des différences serait le summum, mais l'homme en tant que mâle dominant n'est pas prêt à un pareil sacrifice et il n'avouera jamais ses faiblesses comme il n'acceptera jamais nos forces.

Pour les maintenir à distance, les herbes et racines sont nos alliées, l'œil de paon en fait partie. On peut appeler ça comme on veut, sorcellerie, magie, tous les noms sont utilisés. Nous sommes expertes en botanique et savons plus que quiconque manier les essences végétales pour créer des remèdes à chacun de nos problèmes. Quels que soient nos besoins, nous avons la recette des potions. Nous faisons donc ce que nous voulons de nos visiteurs. Nous pouvons ainsi découvrir facilement s'ils nous veulent du bien ou du mal.

Et puis notre peuple a tout de même besoin des hommes et pour une seule chose : la reproduction. C'est là notre seul point faible et le seul cas où l'on doit faire appel au sexe dit fort.

— Comment faites-vous pour demander aux hommes de vous faire des enfants ? questionna Garrigue, ébahi par l'histoire qu'il était en train d'écouter.

L'ŒIL DE PAONOù les histoires vivent. Découvrez maintenant