Chapitre 10 - Le goût de l'amertume

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Depuis sa rencontre avec le vieil homme, notre jeune prince se sentait plus fort, heureux d'avoir aidé un malheureux. Ce qui n'était pas là une habitude fréquente chez les rois, princes et autres seigneurs. Bien au contraire, les pauvres hères, paysans et sans le sous, ce n'est pas qu'ils les ignoraient, c'est qu'ils ne les voyaient même pas. Mais lui, Garrigue, se voulait différent et ce qu'il venait de réaliser le rendait heureux et fier. Il se sentait quelqu'un d'autre.

Cependant, le prince repensait souvent aux histoires qui, le soir venu, autour du feu, se transmettaient de bouche à oreille. Ces histoires, qui faisaient un peu peur, lui aussi aujourd'hui, il pouvait se vanter d'en avoir une à raconter. Le seul problème c'est qu'il n'avait toujours personne à qui se confier. Toujours pas d'amis. Et sa promenade jusqu'à la fontaine n'avait rien changé. Bien au contraire, il y avait gagné une sorte de malaise lorsque sa main se portait sur le cadeau offert par le vieil homme, bracelet qu'il n'avait d'ailleurs toujours pas ôté.

C'est aussi pour cela qu’il n’osait pas raconter son épopée à son père. Il y avait dans cette promenade quelque chose qui le dérangeait, mais il n'arrivait pas à déterminer de quoi il s'agissait exactement. Sa fierté était un peu entachée d'un sentiment de honte.

Bien sûr qu'il était revenu sain et sauf, qu'il avait apporté son aide à un vieil errant et avait même était récompensé d'un présent. Mais une angoisse de plus en plus pesante l'étouffait un peu plus, chaque fois que ses doigts effleuraient le fameux présent. L'inquiétude envahissait son cœur et son sang se glaçait. Il se remémorait avec douleur la brutalité avec laquelle l'homme lui avait saisi le poignet avant d'y refermer le bracelet. De plus, chaque fois qu'il avait l'idée d'ôter ce bijou, empreint de ce cuisant souvenir, automatiquement, au moment de le faire l'idée le quittait, comme par magie.

Des jours et des mois passèrent et Garrigue continuait à taire son échappée jusqu'à la fontaine avec Panache d'Or. Il enfilait toutefois toujours ses vêtements volés aux écuries et s'approchait des paysans, cette régularité lui permettait de maîtriser de mieux en mieux l'art de se fondre dans la population paysanne. Il lui était même arrivé à plusieurs reprises de donner des petits coups de mains dans les champs, de ramasser les pommes de terre ou encore d'aider à rentrer le foin. Il savait maintenant parler comme les paysans et se mouvoir comme eux. Il avait même, plusieurs fois, engagé la conversation avec certains.

En parallèle, la vie au château devenait moins douce, les réceptions s'espaçaient, d'autres étaient simplement annulées. Les rois des contrées alentours ne se déplaçaient plus jusqu'au royaume des Hauts de Galante et n'adressaient plus d'invitations. Il semblait que les parents de Garrigue perdaient de leur grandeur.

Garrigue lui grandissait, et contre toute attente, plus la vie au château devenait misérable, plus lui gagnait en assurance. A force de courir pour se cacher il avait fortement minci, à force de se hisser dans divers endroits il avait aussi développé sa musculature et il était devenu plus malin. Il lui avait fallu apprendre à chaparder, à plusieurs reprises pour avoir des vêtements à sa taille, car c'était son seul sésame pour se faufiler près du petit peuple.

L'été qui avait suivi sa promenade près de la fontaine aux sorcières fut d'une tristesse terrible. La pluie était tombée sans discontinuer tout au long de juillet et d'août, ce qui eu pour effet de pourrir toutes les récoltes. Les terres des paysans ne rapportaient plus suffisamment, le blé ne poussait plus, le maïs ne donnait qu'à peine de quoi ressemer la récolte suivante et de quoi nourrir les bestiaux. Dans les basses-cours, les volailles ne pondaient plus, les vaches ne produisaient plus de lait, les moutons ne quittaient plus les bergeries. Le bétail dépérissait, enfermé dans les étables, tant l’herbe manquait dans les près pour les nourrir.

Avec un été désastreux, la faim se fit sentir très rapidement.

L'automne ne fut pas meilleur, aucun fruit n'avait pu être ramassé sans qu'ils pourrissent tous dès la cueillette terminée. Cela avait été le cas pour les noix, les châtaignes, les noisettes, les pommes. Les paysans n'avaient plus de quoi manger et comme ils étaient les seuls producteurs de nourriture pour le château, les estomacs royaux étaient eux aussi soumis à de maigres repas.

L'hiver suivant passa ainsi. On redoubla les prières pour que l'année à venir soit plus prospère.
Malgré cela, le printemps suivant ne s'annonça pas sous de meilleurs auspices et rien ne laissait penser que les choses allaient s'arranger.

A la mi-août de l'année suivante, on fit quérir un mage.
Celui-ci entama son rituel. Il écouta les arbres, machouilla un peu de terre. Tout était parfait. La terre était bonne. Tout devait pouvoir y pousser, pourtant le sol ne donnait pas plus qu’un terrain caillouteux. Le mage ne comprenait pas la raison de cette décadence, car les intempéries passées n'en étaient pas la cause.
Tout allait mal.

On dépêcha des druides mais leurs potions et leurs formules magiques restèrent vaines. Il en fut défini qu'une malédiction était probablement la raison de cet état de fait.
Mais d'où venait-elle ?
Et pourquoi ?
Lorsque Garrigue entendit cela, le souvenir des paroles étranges du vieil homme à la fontaine raisonna en lui comme le tonnerre, en son for intérieur, il était maintenant persuadé que l'auteur de la malédiction était l'homme qu'il avait rencontré voilà un peu plus d'un an. Mais pourquoi ?

Il n'en avait jamais parlé et maintenant, il ne se sentait pas la force d'avouer que sa balade avec son cheval pour assouvir ses envies de rencontres venait de réduire à néant l'empire de ses parents. Bien qu'il fût prince, son père l'aurait sûrement fait fouetter pour cela.

Lorsque le mot «malédiction» commença à se propager dans le royaume, cela eu un effet boule de neige et la débandade commença. Il n'en fallut pas plus pour que les paysans commencent à déménager vers d'autres terres plus prospères. Le roi n'était plus en capacité de les obliger à rester. De toutes façons, sans une terre prospère, ils ne pouvaient plus payer de tribu au royaume.

Garrigue assista impuissant au départ des paysans et des artisans les uns après les autres. Tout cela sous les yeux de son père. Le plus puissant roi qu'il avait été donné de voir. Aujourd'hui, voir la souffrance que son père endurait le faisait souffrir à son tour. Il n'osait plus croiser son regard.
Trois longues années furent nécessaires pour que le domaine soit totalement vidé.

Ne restaient que les malades et les vieux en incapacité de se reconstruire une autre vie ailleurs. Maintes fois Garrigue eut envie de se dénoncer, dire qu'il était la cause de cette déchéance, mais il avait si peur de la réaction de son père qu'il maintint son mutisme. Et puis au rythme où avançaient les choses, à quoi cela aurait-il servi de se dévoiler. Le roi des Haut de Galante n'avait pas le pouvoir de stopper une malédiction.

Cette pensée obséda Garrigue des nuits entières.

L'ŒIL DE PAONOù les histoires vivent. Découvrez maintenant