Alors que la lune commençait à illuminer le ciel sombre, tout le village se regroupait vers la place centrale.
Un groupe de femmes avait dressé l'autel de l'office sur lequel les préparations, toutes plus appétissantes les unes que les autres, luisaient sous la lune.Au centre exact du village, à l'aplomb de l'étoile la plus lumineuse du ciel. Frioul était fin prête. Elle arborait maintenant d'étranges peintures bleues sur le corps et son visage était maquillé de manière outrancière. Ses yeux étaient agrandis et renvoyaient les reflets de la lune comme un négatif de photographie. Elle avait troqué sa jupe courte contre une sorte de pagne à franges qui lui descendait jusqu'aux pieds. Les lambeaux de tissus laissaient ainsi apparaître les esquisses bleues qui courraient le long de ses jambes.
Son corsage, qui dégageait largement ses épaules nues, était tressé de fils de lin et s'accordait parfaitement au reste de sa tenue. Elle n'avait plus son poignard à la ceinture. Quant à ses cheveux, sa tresse avait été dénouée pour être plongée dans la teinture bleu indigo, dont les femmes Maldia préservaient farouchement le secret de fabrication, et s'étalaient sur ses épaules.
Son cœur battait tant et si fort, qu'elle était sur le point de défaillir. La troupe du village n'attendait plus qu'elle, elle pouvait entendre les clameurs de ses consœurs.
Elles imploraient l'aide de la lune.
La célébration allait commencer.
L'inquiétude de Frioul grandissait car depuis ses révélations à Garrigue lorsqu'elle lui avait appris son état, elle n'avait rien pu lire sur son visage, et ne l’avait pas revu depuis qu’il avait quitté la tente.
Il fallait être bête pour penser qu'il serait différent des autres !
Finalement, elle aurait dû se méfier. Cela faisait des centaines d'années que les femmes du village vivaient sans hommes, et la paix régnait. Pourquoi avait-elle pensé que cet homme-là pouvait être différent des autres.
Garrigue était un mâle ordinaire, couard et faible, et avait pris la poudre d'escampette suite à l'annonce qu'elle lui avait faite.
L'avenir de Frioul était d'avoir une fille et d'être LA chamane Maldia.C’était écrit.
Quant à Garrigue, il n'était rien d'autre que celui qui permettait cette naissance. Un donneur anonyme qu'elle ne reverrait jamais.
Il allait lui falloir du temps pour oublier la sensation produite lorsque leurs peaux se touchaient.
Enfin Frioul approcha du lieu de célébration. Lorsque sa silhouette se dessina dans la nuit, les chants se firent plus doux, jusqu'à un total silence pour laisser la jeune femme s'avancer lentement jusqu'au milieu du cercle que dessinaient les femmes. Pour l'occasion, toutes étaient vêtues de la même tenue, un paréo aussi bleu que les peintures du corps de Frioul, qu'elles nouaient à leur convenance sur leurs hanches ou derrière leur nuque.
La lumière blafarde de la lune rendait ce bleu encore plus envoûtant et étrange. L'assemblée paraissait stupéfiante.
L'heure était arrivée. Frioul repensa un instant à Garrigue qui lui avait avoué ne pas être très courageux ; elle était comme lui, et ne se sentait pas capable de crier bien fort qu'elle ne voulait pas de cette cérémonie et d'assumer l'exil que son village lui imposerait.
Mais un calice circulait déjà de main en main parmi la foule de femmes. Chacune à son tour prenait une gorgée du breuvage. Puis, on tendit à Frioul un Graal qui contenait la potion qui devrait féminiser la future naissance ou bien simplement tuer le bébé.Frioul dut attraper le vase à deux mains pour ne pas le renverser tellement elle tremblait. Le souvenir de Garrigue lui revint un dernier instant. Sa peau, sa voix, ses cheveux. Enfin, elle ferma les yeux et avala d'un trait tout le contenu. Elle n'était pas plus forte que le père de son enfant.
Lorsqu'elle rouvrit les yeux, elle alla poser sur l'autel son récipient vide près de celui qui avait circulé dans l'assistance...
Toutes les bougies étaient maintenant allumées autour du grimoire installé au centre de l'autel enchanté. Frioul s'agenouilla au centre de la foule, les mains jointes, les paupières closes, elle attendait le démarrage de la cérémonie, des rites ancestraux. Ce qui ne se fit pas attendre.
Une très jeune fille vint se saisir du livre magique et l'apporta devant Frioul. Elle prononça quelques mots dans la langue Maldia et Frioul ouvrit ses grands yeux magnifiques.
Ils étaient totalement blancs, on n’y distinguait plus la pupille.
Elle semblait possédée. Ses mains, tremblantes, tournèrent doucement la première page du livre qui lui était présenté, plusieurs pages suivirent d'elles mêmes à toute vitesse, comme si un vent soudain les faisait tournoyer, puis se stoppèrent sur une page toute bleue, aussi bleue que les peintures.Toute la nuit, elle resta ainsi, agenouillée, les fesses reposant sur ses talons, les mains jointes devant sa poitrine, entendant les prières de sa confédération, les rites de son peuple, déjà mille fois prononcés par le passé.
Alors que le jour pointait tout juste, le corps endormi de Frioul fut amené dans la hutte destinée à «l'attente du résultat». Elle fut déposée à même le sol et on tira la porte immédiatement sur elle.
C'est seulement un peu plus tard dans la matinée, lorsque le village reprit une vie ordinaire, que tout ce qui avait servi à la messe de féminisation de la veille avait été rangé, les potions vidées, les plantes rejetées et le grimoire remit en bonne place que Frioul ouvrit les yeux dans sa hutte sombre.
Elle était seule.Dehors, le village ne laissait plus rien paraître de ce qui avait eu lieu ici un peu plus tôt.
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L'ŒIL DE PAON
FantasyL'œil de Paon est un conte, un folklore oublié. Les contes, c'est de 7 à 99 ans. Cette histoire se déroule à l'époque des châteaux forts, des rois, des manants et où la sorcellerie agissait dans le secret des alcôves dissimulées. Garrigue vivait tr...