Rouge

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Les larmes dégoulinent en même temps que je passe le seuil de ma maison. Il n'est que seize heures trente, ma mère termine dans une demi-heure et nous n'aurons le droit qu'à mon père au moment du repas. Je suis donc seul pour laisser libre cours à ma tristesse, sans qu'on me demande ce qui se passe.

Daisy n'a pas arrêté de me briser le cœur toute la journée. D'abord avec sa proposition avant le début des cours. Puis en biologie, parce que nous faisons équipe sur la paillasse. J'ai eu le droit à toutes les descriptions possibles et imaginables sur Tanaka, un mec qu'elle ne connaît pas — pas même son prénom — et qu'elle a dû apercevoir trois minutes, tout au plus. Sont ensuite venues les questions lors de la pause de midi, où je me suis isolé avec elle pour que je tente le tout pour le tout et lui avoue mes sentiments. Mais je n'ai pas eu le temps d'en placer une. Mais le pire n'a pas été ses mots, non. C'était l'éclat dans ses pupilles.

Je connais Daisy depuis que je suis gosse. On était ensemble au jardin d'enfants, à se courir après en hurlant qu'on allait s'arracher les cheveux. Elle a été la première à ne pas vouloir me placer un pot d'encre sur la tête pour teindre mes mèches blondes en noir, comme les autres. Je suis allé avec elle au moment où elle a acheté sa toute première coloration, contre l'avis de sa mère, bien entendu. Je lui ai massé le crâne, je me suis retrouvé avec des mains toutes roses et je crois que ça a été la meilleure après-midi de toute mon existence — c'est également à ce moment-là que je suis tombé amoureux d'elle. Mais jamais je n'ai vu ce pétillement dans ses yeux, comme lorsqu'elle parle de ce Tanaka. Ce n'est pas juste. Vraiment injuste.

— Dis, avais-je lancé, tu l'aimes réellement, ce gars ?

Elle s'était retournée vers moi, les joues roses et le sourire franc et généreux, comme elle sait si bien les faire. Elle est tellement jolie comme ça, avec son bandeau rouge dans les cheveux.

— Oui, je crois bien que oui.

J'avais baissé la tête d'un coup, le cœur faisant trop mal. Mes lèvres ont murmuré quelque chose qui m'a échappé sur le coup et que j'espérais qu'elle n'entende pas.

— Il a bien de la chance, moi j'le dit.

— Valentin ? m'avait-elle secoué. Pourquoi tu dis ça ?

Je m'étais relevé vers elle, les larmes aux yeux, que j'ai bien vite essuyées. Pleurer devant la fille dont on est amoureux, ce n'est pas très glorieux.

— Hein ? avais-je feint, me maudissant intérieurement.

— Que ce Tanaka a de la chance.

— La chance de quoi ?

Je l'avais regardée droit dans les yeux, essayant de ne pas faiblir. C'était mon grand moment, celui que je repassais encore et encore dans ma tête, quand je rêvais.

— Parce que tu as des sentiments pour lui. J'en connais certains qui espèrent ça depuis des lustres et qui n'ont qu'une chouette amitié dont il ne se plaint pas.

— De qui tu parles ? Quelqu'un... voudrait ça ?

— T'en as un juste en face de toi.

Elle avait écarquillé les yeux, se reculant du haut du banc sur lequel nous étions assis. Elle ne s'y attendait pas du tout, c'est absolument certain.

— Fais pas cette tête de poisson. Avec ce que tu me racontes depuis le début de la journée, je sais que c'est pas réciproque. Ça fait rien, et ça change rien à ce que je t'ai dit. Je t'accompagnerais à l'autre collège après les cours.

— Valentin... avait-elle murmuré.

— Je vais juste retourner avec les autres parce que si je reste trop longtemps avec toi, je vais te pleurer dessus.

Je ne lui ai pas pleuré dessus, mais mon oreiller n'est pas épargné, lui. Le pauvre se retrouve trempé de mes larmes chaudes de gamin qui vient de se faire briser le cœur par son premier amour. C'est triste.

La porte claque et je sursaute. Je m'affole. Il ne devait avoir personne avant une demi-heure — le temps pour ma mère de faire le chemin de retour depuis le lycée dans lequel elle travaille.

— Chéri ? Tu es rentré ? Alors, tu as eu des chocolats ?

Elle avance dans le couloir, doit sans doute voir ma porte fermée. Elle toque trois fois, rapidement, mais tout doucement. Je murmure du bout des lèvres qu'elle peut entrer — elle le fera de toute manière — et je me relève de ma position de fœtus larmoyant.

— Oh là, qu'est-ce qui s'est passé ? C'est quoi cette tête de zombi ?

— J'ai fait ma déclaration à Daisy. On m'a jeté. Je suis en concurrence avec un beau gosse sur pattes qui fait craquer les filles sans avoir besoin d'ouvrir la bouche. Comment tu veux que je lutte avec ça ?

Elle s'avance sur le lit, m'enlace d'un seul coup, calant sa tête dans le creux de mon cou. J'adore quand on est dans cette position, parce que je peux sentir la douce odeur de ses cheveux.

— Tu sais ce qu'on va faire tous les deux ? On va se boire un bon chocolat chaud de ma recette secrète et après, on se fera une petite discussion mère-fils en français pour bien maudire cette fille qui t'a brisé le cœur. Ça te va ?

Je hoche la tête, attrape le paquet de mouchoirs qu'elle vient de sortir de sa poche magique. Je largue morve et tristesse dans le tissu blanc et je souris, du moins, j'essaye.

— T'es la meilleure des mamans. Mais sérieusement, l'amour, ça craint.

— Bah, ne t'inquiète pas. À ton âge, je disais exactement la même chose. Laisse sa chance au temps. Tu verras, ça s'améliorera. 

Ciel de couleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant