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          Fous-moi la paix, tu ne sais rien de moi ! Son air furieux et à la fois apeuré m'avait fait l'effet d'une gifle. Elle m'avait paru si fragile, l'espace d'un instant, et moi j'avais été un tel connard ! Pourtant elle s'était si vite renfermée sur elle-même... Ses paroles étaient dures, mais son expression froide et distante me brisait bien plus le cœur.

          Voilà pourquoi je ne voulais pas m'attacher, et surtout pas à elle.

          Nous n'étions pas ensemble, nous n'étions pas pressés de l'être, mais je devais avouer que plus je la connaissais, plus j'avais envie de passer du temps avec elle. Je ne savais pas ce qu'il en était pour elle, parce que ses sentiments n'étaient que peu visibles et ne laissaient pas transparaître une réelle affection à mon égard.

          Et bordel, j'aurais donné n'importe quoi pour savoir ce qu'elle pensait de moi.

          Dire qu'il y avait à peine quelques jours, mon ressentiment était si fort, si profond, si puissant qu'il m'interdisait tout écart de conduite. La veille encore, à la patinoire, je m'étais laissé emporter par mes souvenirs, par mon père, et j'avais été infect. Je l'étais toujours, comme si une part de moi essayait à tout prix de la repousser. Mais l'autre s'attachait, je souffrais de ne pouvoir lire dans ses pensées, de ne pas être plus souvent en sa compagnie. 

          Il fallait que je me calme, que je prenne du recul. Que je repense à pourquoi je la détestais du plus profond de mon être. Même si ça faisait mal, la douche serait assez froide pour me détacher d'elle.

— Papa, viens voir, j'ai appris un nouveau morceau !

          Assis sur son canapé, il regardait la télévision. Il ne m'avait sûrement pas entendu. Je me campai face à lui, et répétai un peu plus fort.

          Son regard fou se posa sur moi. Celui avec les yeux noirs, alors qu'ils étaient normalement gris comme les miens. Ils semblaient lancer des éclairs, mais je restai planté face à lui. J'avais appris ce morceau pendant des jours, juste pour lui faire plaisir.

 Dégage, gamin. Je regarde l'Etoile.

          Je fronçai les sourcils sans bouger. L'Etoile, hein ? Il surnommait la petite patineuse comme ça. Je l'aimais bien aussi, elle était gracieuse. Mais je voulais qu'il vienne m'écouter et qu'il soit fier de moi.

 Bouge de là bordel ! rugit-il.

          J'écarquillai les yeux en sentant un relent âcre dans son souffle. Berk c'était dégueu. C'est alors que sa main se leva pour finir sa course sur ma joue dans un bruit mat. La puissance du coup me fit tituber de côté, mais visiblement pas assez pour qu'il puisse la voir entièrement.

          Il finit par se lever, me dominant de sa haute taille, m'attrapa par le bras alors que mon cœur se décomposait sous la peur. Il me gifla à nouveau et me poussa violemment. 

          J'atterris sur les fesses à côté du canapé, mais l'élan donné à ma tête me fit heurter l'armature en métal du meuble, fort. Je sentais mon front pulser, en même temps que du sang coulait lentement le long de mon visage. 

          La gorge serrée, je retins mes larmes, il détestait que je pleure. Je m'installai par terre, les genoux contre ma poitrine, le menton posé par-dessus et regardai cette patineuse. C'est dans cette position que ma mère me trouva en rentrant. Je me souviendrai toujours de son cri horrifié et de sa gêne en expliquant ce qu'il s'était passé aux médecins de l'hôpital. 

         Je voulais comprendre ce qu'elle avait de plus que moi pour avoir son affection. 

          Aujourd'hui je comprenais. Je comprenais qu'il voulait tout ce qu'il ne pouvait pas avoir, et que même en faisant tout ce que je pouvais, ce ne serait jamais assez.

         Avoir ravivé ces douloureux souvenirs me rendait chancelant. Pourtant, ma colère contre Amaryllys n'était pas aussi forte que je l'avais escompté. Je lui en voulais d'avoir été ce que j'avais toujours voulu être, mais je la connaissais, maintenant. Je savais qu'elle avait des failles, elle aussi, et qu'elle tentait de les cacher.

          Ses cicatrices le prouvaient.

         J'avais été surpris quand la lumière les avait révélées à mes yeux. Blanchâtres, en forme de demi-lune, elles parsemaient l'intérieur de son avant-bras. Je voulais savoir. Je voulais comprendre pourquoi elle avait éprouvé le besoin de se faire du mal. 

          Mais je savais que jamais elle ne me le dirait d'elle-même. Je n'étais même pas censé les avoir vues !

          Je pris conscience que mes pas m'avaient mené dans une petite ruelle sombre lorsque l'air marin me sortit de ma torpeur. J'observai les environs en remarquant que la nuit avait fini de tomber, et qu'il faisait désormais très sombre.

          Mon estomac se tordit sous la peur que je ressentis. Je détestais le noir complet, et encore plus la solitude. Alors les deux combinés...

          Je m'efforçai de respirer calmement mais le clapotis de l'eau n'aidait pas. Il faisait remonter de vieux souvenirs que j'aurais voulu garder enfouis. J'avais peur de l'eau depuis tout petit, depuis que mon père... m'avait fait prendre mon bain.

            Respire, respire !

          J'inspirai longuement pour endiguer la panique qui s'emparait de moi. Je me dirigeai plus avant dans cette petite rue sombre lorsque, sous un lampadaire...

          Amaryllys.

          La lumière éclairait son visage, ses yeux clairs si brillants, ses joues légèrement rouges. Je vis qu'elle était fébrile aux tremblements de ses mains et à ce tic qu'elle avait de replacer ses cheveux derrière ses épaules pour éviter qu'ils ne tombent dans ses yeux. 

         Je fronçai les sourcils et tentai de détailler la fille face à elle. Elle était de dos et je ne la connaissais pas, alors que je savais qui étaient ses amies. C'était une grande métisse à la peau plutôt claire, aux cheveux courts et très bouclés. 

          Je n'eus pas le temps de poursuivre plus avant mon observation car elle se pencha pour... l'embrasser. 

         Mon souffle se coupa brutalement et j'oubliai tout l'espace d'un instant. Comment respirer ? Où étais-je ? Une douleur naquit dans mon ventre, si puissante que j'eus l'impression qu'on m'avait frappé.

         Amaryllys ne la repoussait pas, se laissant faire, se laissant manger la bouche par une fille. Tremblant de tous mes membres, mon cœur plongeant dans ma poitrine, je fis demi-tour précipitamment. Je bousculai une poubelle au passage mais ne m'en souciai pas. Je partis en courant, je voulais m'éloigner le plus possible de cette sirène.

          Elle m'avait attiré dans ses filets, alors qu'elle avait déjà quelqu'un d'autre. Une fille, qui plus est. Une bombe féminine.

          Jamais je ne pourrais rivaliser face à ça.

          Je me sentais tellement mal, j'avais été si naïf ! Je m'étais laissé approcher pour la première fois de toute ma vie, et voilà ce qui en résultait. Tout cela n'avait été qu'un rêve, un rêve pervers, et je me réveillai pour mieux m'écraser par terre. Comme une merde.

          Je m'assis sur la plage, telle une ombre parmi tant d'autre, et même ma peur du noir et de la solitude qui me faisait trembler comme une feuille ne parvenait pas à me faire tourner les talons. Je sentais les larmes rouler le long de mes joues, en même temps que la douleur s'emparait de moi. Je l'imaginais comme un serpent me mordant le cœur, déversant son venin dans mon sang, dans tout mon corps. 

         Je serrai les poings et hurlai de rage et de désespoir.  

Déni de Vie [Réécrit]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant