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- Prête ?

Je souffle et saisis la main de mon père. J'ai besoin de courage. Pour me donner de la contenance, je baisse les yeux vers ma robe noire. Je l'ai achetée ce matin, j'avais pas de fringues sombres et puis j'ai maigri ces temps-ci alors j'avais besoin de quelque chose pile poil à ma taille. Je ne m'étais pas vraiment rendue compte que j'avais perdu du poids.

Merde. Tout ces événements m'ont flinguée.

Je relève la tête et regarde droit devant moi. J'ai déjà prévenu mon père que je ne compte pas rester pendant la cérémonie. Regarder les autres pleurer ça m'horripile. Surtout quand ces soit disant "membres de la famille" - à savoir mes grands-parents et ma tante - n'ont jamais été à nos côtés. On fête même pas Noël ensemble. Je crois que c'est à cause de ma génitrice. Quand elle est partie la famille s'est fracturée, je n'ai jamais vraiment compris pourquoi. Honnêtement je m'en fout.

Je souffle, ça m'emmerde de voir des faux-culs qui font semblant de compatir. Ils n'y connaissent rien au chagrin, à la peine, à la douleur. La seule chose que ces ordures veulent c'est toucher un chèque. Mais ils peuvent toujours crever, ils n'auront rien en héritage.

Les deux choses qui me reste de mon frère sont un skate et son appartement. Mon père s'est chargé du logement. Moi, je récupère le skate et c'est tout ce que je veux. Alors j'ai rendez vous chez le notaire dans quelques semaines pour récupérer la planche. Je veux pas de thune, j'aurai la sensation de voler Calvin. De profiter de sa mort. Pourtant je sais très bien que ce n'est pas le cas.

Tout ce que je veux c'est voir une dernière fois Calvin, même si c'est dans un cercueil.

Avec le peu de détermination qu'il me reste j'arrive à faire un pas devant l'autre. Tant bien que mal, j'arrive à peu près à contrôler mes tremblements. Enfin, j'y parviens assez pour tenir encore sur mes deux jambes mais pas suffisamment pour que mes mains s'immobilisent. Je joue avec mes doigts, triturant au passage les petites peaux autour de mes ongles.

Je suis terrorisée.

Je me stoppe. J'ai peur de voir à quoi mon frère ressemble maintenant. Son tient est livide ? Ou il tire plutôt vers le vert ? On l'a maquillé de quelle manière ? Il a les joues rosies par le blush ? Mais la question qui me hante le plus est sûrement celle là : est-ce que son corps sera froid ?

Il était toujours en activité, une véritable pile électrique. À chaque fois que Calvin me voyait son sourire s'illuminait. Et puis quand il faisait une connerie son regard brillait de malice, il rayonnait de mille feux. Il était tellement vivant.

Je veux pas avoir une pâle copie de mon frère comme dernier souvenir de lui. Je pourrai pas vivre avec cette image pour l'éternité. C'est aux dessus de mes forces.

- Ma chérie, je veux pas te brusquer tu sais...mais le commencement approche alors...

Je le coupe en levant ma main droite -celle qui le tenait - l'autre est occupée. Je sais, le temps s'écoule. Les gens vont bientôt arriver.

Avant de laisser Calvin s'envoler vers le ciel, j'ai demandé deux faveurs. La première, c'est que je veux récupérer ses cendres dès qu'il sera inhumé. La seconde, c'est d'être seule dans l'église pour lui dire adieu. Sans personne autour. C'est pourquoi avec mon père on est venus à l'avance, je voulais être la première.

Lentement, j'avance dans l'imposante bâtisse. Je crois que maintenant je vais détester cet endroit. Avant j'aimais bien visiter les lieux de cultes - qu'importe la religion, j'adore observer ces merveilles architecturales. Puis j'ai vu deux trois concerts dans des églises, c'était juste incroyable. Je peux l'affirmer à deux cents pour cents : le hard rock ça résonne putain de bien ici.

J'arrive déjà devant le cercueil, c'est bien trop rapide à mon goût. Je ferme fort les yeux. Je sais, c'est un réflexe stupide voire même puérile mais j'y peux rien. C'est comme pour me protéger, mes paupières faisant office de bouclier. Comme si quelques millimètres de peaux pouvaient changer quelque chose...

- Hey salut, je souffle en observant le corps de Calvin.

Je lui caresse les joues et laisse mes larmes couler. C'est pire que tout, une sensation de vide m'envahit. Ma moitié est morte.

Je reste là sans rien dire. Plus je regarde mon frère et plus j'ai l'impression qu'il sourit, comme si même dans la mort il continuait de profiter de la vie. Je sais, c'est totalement stupide et insensé.

- Je t'aime.

J'ai l'impression qu'il me nargue alors je souris entre deux sanglots. Même mort il arrive à m'énerver.

J'ai ramené un petit cadeau pour lui. Je sors ma planche que j'ai achetée à Montréal et la déposé sur le corps sans vie. J'espère lui transmettre un peu de moi, jusqu'à la fin.

- Pardon de ne pas avoir su te protéger. Je suis à chier comme grande sœur, tu trouves pas hein ?

Je l'embrasse sur le front. J'entends des voix qui s'agitent à l'entrée, la "famille" doit être sûrement là. C'est trop tôt mais il est malheureusement temps pour moi de m'en aller. À cette pensée, mes sanglots redoublent d'intensité.

- Désolé, adieu.

Je fais volte-face et cours de toute mes forces pour sortir de l'église. Je ne veux croiser personne, ne parler à personne. J'arrive plutôt bien à esquiver les gens d'habitude.

C'est seulement quand j'arrive derrière l'église que je m'arrête. J'ai besoin de m'adresser à Calvin, rien qu'une dernière fois.

- Je t'aime !, je crie. Je suis toujours près de toi, où que tu soit, je te le promets !

J'ai plus aucune larme, je suis même soulagée. C'est bon, maintenant les choses vont s'arranger. J'en ai la conviction, mon frère veille sur moi.

J'ai enfin laissé partir mon étoile, celle qui brille plus que tout. Et ça fait un bien fou.

Bécane - LomepalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant