- Alors, t'en penses quoi ? demanda Skread.
Aurélien retira le casque de ses oreilles et le posa sur la planche de mixage.
- Ouais, l'instru est grave stylée, répondit-il.
Il prit le fil du casque entre ses doigts et joua avec d'un air absent.
- T'as aucune remarque à faire ? s'étonna Skread.
- Non.
Le producteur soupira.
- Orel.
- Quoi ? fit celui-ci d'un ton innocent.
- Va lui parler s'il te manque tant que ça.
Le visage d'Aurélien s'assombrit immédiatement et il détourna le regard.
- Il me manque pas.
Skread leva les yeux au ciel. Il laissa passer un silence puis observa son ami d'un air compatissant.
- Je suis vraiment désolé, s'excusa-t-il. J'aurais pas dû m'en mêler, j'aurais pas dû te le dire.
- Toi, au moins, t'as été honnête. C'est pas Gringe qui serait venu m'en parler. Si tu m'avais pas envoyé ce texto, il m'aurait jamais dit que cette pouf l'avait embrassé.
- Essaye de le comprendre, il devait avoir peur de ta réaction, il...
- Le défends pas, le coupa Orel. Si tu veux pas que je m'énerve, le défends pas.
Skread ouvrit la bouche, puis la referma. Il pinça les lèvres et se tourna de nouveau vers la table de mixage.
- Tu veux continuer à bosser ?
Aurélien laissa ses yeux traîner sur les écrans d'ordinateur d'un air vide, et récupéra la feuille de brouillon où il avait griffonné une ébauche de couplet. Il parcourut vaguement les paroles. Les rimes étaient fades, les mots banals, le rythme carrément inexistant. Ce qu'il avait écrit était sans aucun intérêt. Il chiffonna la feuille d'un geste rageur et se leva brusquement.
- Tu sais quoi, j'en ai marre, je vais rentrer, dit-il en jetant le papier dans la corbeille.
Il sortit du studio en claquant la porte.
Il marcha d'un pas rapide pour rentrer chez lui, son casque vissé sur ses oreilles. Il écoutait en boucle des morceaux de rap aux paroles sombres, qui lui donnaient envie de s'enfoncer six pieds sous terre mais qui, au fond, lui faisaient du bien. La tristesse était un état naturel pour lui, récurrent. Il y était habitué, maintenant : à la moindre contrariété, à la moindre baisse de moral, il retombait toujours dans ses pensées noires avec une facilité déconcertante. C'était son mode de fonctionnement. Faire tourner son cerveau à plein régime pour réfléchir à des questions existentielles sans réponses était ce qui lui rappelait qu'il était en vie, quand il avait l'impression d'être mort.
Il ouvrit en grand la porte de l'appartement et la referma violemment derrière lui. Il fit quelques pas dans le salon désespérément vide, et s'affala sur le canapé.
Ça faisait deux semaines que Gringe n'avait pas mis les pieds à l'appart. Deux semaines qu'Orel ne l'avait pas vu, qu'il ne lui avait pas parlé. Guillaume ne venait plus aux soirées. Il était juste passé récupérer ses affaires un jour où Orel n'était pas là, et il n'était pas revenu depuis. Orel ne savait pas où il était, où il dormait, ce qu'il faisait.
Il aurait pu demander de ses nouvelles aux autres, mais il n'allait pas aux soirées non plus. Il avait essayé, au début. Il avait fait une soirée à l'Embuscade, mais il s'était ennuyé à mourir, et avait passé son temps à ruminer dans son coin et à regretter de ne pas être seul. Quand il était seul, il n'avait pas à faire semblant. Il pouvait broyer du noir comme il voulait, laisser les larmes couler si elles venaient, au lieu de se retenir en permanence.
Souvent, il prenait son portable et regardait l'icône du contact de Gringe en se demandant s'il aurait le courage de l'appeler. Il restait là, son pouce suspendu au-dessus du bouton d'appel, prêt à appuyer sur l'écran et à enfin, enfin entendre sa voix à l'autre bout du fil. Puis il se souvenait que Gringe s'était laissé embrasser par une fille sans la repousser et qu'il lui avait menti. La trahison, la tristesse et la colère remontaient alors dans sa poitrine dans une vague d'amertume brûlante, et il éteignait son portable.
Ses journées étaient vides et monotones. Chaque matin, il se réveillait et la réalité le clouait sur place. Gringe était parti, Gringe l'avait trahi, son monde était vide. Il n'avait jamais passé autant de temps sans lui parler depuis qu'il le connaissait. Il s'était passé ce qu'il redoutait le plus : ils s'étaient mis ensemble, s'étaient disputés. Et maintenant, il n'avait ni petit ami, ni meilleur ami pour le réconforter. Il se sentait seul au monde.
Gringe avait laissé un grand trou béant dans sa vie, un vide gigantesque qui semblait incapable à combler. Orel se demandait où il était, ce qu'il ressentait, s'il lui manquait. Est-ce qu'il regrettait ? Est-ce qu'il était finalement retourné voir cette fille ? Est-ce qu'il l'aimait vraiment ? L'avait-il seulement réellement aimé un jour ?
Skread ne faisait que de lui répéter d'aller le voir, de le recontacter, d'essayer de le comprendre, et Orel le rembarrait à chaque fois. Mais la vérité, c'était qu'il essayait. Il essayait de toutes ses forces de se mettre à sa place, d'imaginer ce qu'il aurait fait dans sa situation. Il lui aurait trouvé n'importe quelle excuse qui aurait pu justifier son comportement et lui permettre de retourner dans ses bras.
Mais il avait beau réfléchir, essayer de se mettre à sa place, il savait que lui ne se serait jamais laissé embrasser par une fille alors qu'il était avec lui. Il n'aurait même pas eu à se forcer : il l'aimait tellement, embrasser quelqu'un d'autre semblait être une aberration, ce n'était même pas tentant. Et si par hasard la fille s'était quand même jetée sur lui, il l'aurait immédiatement repoussée et, surtout, il en aurait immédiatement parlé à Gringe. Parce qu'il lui semblait inimaginable de garder des secrets, de lui mentir, et parce qu'il était celui à qui il disait tout.
Mais de toute évidence, ce sentiment n'était pas réciproque.
* * *
Il était tard quand Skread et Ablaye quittèrent enfin le studio. La nuit avait commencé à tomber et ils marchaient silencieusement dans la rue, chacun plongé dans leurs pensées. De temps à autre, une voiture passait et venait rompre un instant la quiétude de la nuit caennaise.
Ce fut Skread qui brisa le silence au bout de longues minutes de marche :
- Orel s'est encore énervé aujourd'hui.
Ablaye ne sembla pas surpris.
- Ça va devenir compliqué s'il se casse à chaque fois qu'on lui en parle, lâcha-t-il.
- Il fait que de répéter que Gringe ne lui manque pas et qu'il est bien mieux sans lui.
Ablaye eut un rire ironique.
- C'est ça, et moi je suis blanc.
Ils marchèrent encore un moment en silence, puis Skread demanda d'une voix un peu hésitante :
- T'as toujours pas de nouvelles de Gringe ?
- Non, répondit Ablaye d'un ton inquiet. Je sais même pas où il dort, Deuklo m'a dit qu'il était pas chez lui. Et Bouteille a pas de nouvelles non plus.
- Tu crois quand même pas qu'il serait allé chez...
- Chez la meuf ? Non, franchement, je pense pas. Enfin, à mon avis il sait que s'il fait ça il récupérera jamais Orel. Donc je pense pas qu'il soit chez elle.
Skread ne répondit rien et avança en regardant droit devant lui, l'air préoccupé.
- Ils m'inquiètent vraiment, tous les deux.
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Orelgringe
FanfictionGringe et Orel sont colocs et tout se passe pour le mieux jusqu'à ce qu'un jeu de drague par sms vienne tout chambouler... Début de l'intrigue inspiré du film Comment c'est loin