[...] et d'après les météorologues, Havenly n'avait pas connu un tel pic de chaleur depuis près d'un demi-siècle. Les températures n'ont jamais été aussi chaudes, c'est l'été le plus torride que nous ayons eu depuis 1968.
Je mâchai docilement les macaronis au fromage qui se noyaient dans mon bol blanc avec pour fond sonore les informations du soir. En plongeant ma fourchette, j'évitais la petite fêlure qui m'éraflait les lèvres lorsque je dévorais ma ration matinale de Tiger Snack imbibée de lait. J'observai d'un œil envieux les échanges de Scott Kinley et d'Ellen Green sur l'actualité du moment. Ce qui m'attirait, c'était l'image qu'ils commentaient et qui défilait à l'écran : on y voyait les abords d'un lac dont la surface ressemblait à une boule à facettes aplanie, tant les reflets du soleil de midi s'y réfléchissaient.
«Vous le voyez sur ces images enregistrées aux alentours de treize heures, des campeurs ont repéré les cadavres de plusieurs poissons sur les berges de Silver Lake. Notre envoyée spéciale a recueilli leurs témoignages pour Haven News», annonça la voix monocorde de Scott Kinley.
Une crampe involontaire me tordit l'estomac lorsque Felicia Mc Alistair apparut à l'écran. Malgré la chaleur évidente, la journaliste était vêtue de l'un de ses sempiternels tailleurs, allant même jusqu'à opter pour les manches longues en dépit de la météo. Tout y était : la longue chevelure rousse ondulée, le maquillage parfaitement tracé, le chemisier blanc sous la veste tailleur kaki, le pantalon de même couleur et les talons hauts noirs. Entre le chic et le chaud...
«Tout à fait, les campeurs de Silver Lake n'ont jamais assisté à ça. Il est certain que les fortes températures sont responsables de ce phénomène.», commenta la journaliste tout en évoluant parmi les nombreux cadavres de poissons.
Je ne pus m'empêcher de sourire en la voyant enjamber un brochet aux yeux révulsés. Felicia Mc Alistair faisait un effort incommensurable pour masquer son dégoût tout en conservant un semblant de composition devant la caméra. Je n'osais imaginer l'odeur de putréfaction qui devait émaner des poissons morts avec une chaleur pareille.
— Pauvre princesse, ironisa ma mère d'un air faussement compatissant. En matière d'odeur, j'ai connu pire. Qu'elle vienne faire un tour à la morgue pour comparer.
— Ça dépend de quelle manière, sur les talons ou les pieds devant ? plaisantai-je la bouche à moitié pleine de macaronis.Je faillis m'étouffer sous le regard exagérément sévère de Claire Atwood. Très vite, ses yeux retrouvèrent l'écran plat du petit téléviseur. Mais pas les miens. Ma mère avait remisé ses habituels t-shirts de coton simple pour un petit haut rose à bretelles fines dentelé au niveau du col. Elle fit glisser le fin bracelet doré qu'elle portait depuis quelques semaines pour l'empêcher de s'entrechoquer contre son bol dépourvu de fêlures. Le petit bijou s'enroulait autour de son poignet comme un serpent d'or. Tandis qu'une campeuse à la voix nasillarde décrivait sa stupeur à la vue du tapis de poissons morts qui l'avait accueillie à son réveil, j'observai les joues légèrement roses de ma mère. Je savais que ce n'était pas uniquement dû à la chaleur ; tout comme ses cheveux blonds qui lui ondulaient maintenant jusqu'aux épaules. Elle souffla doucement mais longuement entre ses lèvres rehaussées par un rouge si discret qu'il en paraissait rose. Bien sûr, elle avait chaud. Tout le monde crevait de chaud à Havenly depuis le début de l'été. Et comme à chaque fois qu'elle transpirait ou qu'elle se faisait surprendre par la pluie, Claire Atwood ondulait sous l'effet de l'eau, caractéristique hautement désagréable qu'elle n'avait pas manqué de me transmettre. Mais ces boucles-là ne devaient rien à la nature. Celles-ci étaient nées du maniement expert du fer à lisser, préalablement préparées par un soin personnel du cuir chevelu et mises en valeur par un brushing à faire froncer du sourcil épilé la plus rousse de toutes les journalistes. Aucun doute : Claire Atwood était allée chez le coiffeur. Je détournai le regard avant qu'elle ne croise le mien.
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Esh-Kirith #2
FantasyEden et Kila partent à la rencontre du clan qotsai pour combattre la mystérieuse malédiction qui s'est abattue sur Havenly. *** Eden est devenue une kivari de la vallée. Mais alors qu'elle approche de son dix-septième anniversaire, une étrange malé...