23. Le loup et le corbeau

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Me retrouver à l'air libre après avoir passé tant de temps à Zhan'Tsi-la était étrange. Je contemplai le ciel étoilé au-dessus de la cime des arbres. Les étoiles me semblèrent bien ternes en comparaison de celles qui brillaient sous terre. Une étrange nostalgie m'empoigna le cœur. Comment pouvais-je ressentir de la tristesse pour avoir quitté une terre qui me rejetait ? Je tuai cette émotion dans l'œuf comme toutes celles qui s'approchaient un peu trop de mes douleurs personnelles : elle m'empêchait d'avancer.

— Le ciel est clair et la lune complice, père des forêts. Un signe que les esprits nous accordent leur aide.

Eo'da Seti me regardait, silencieux comme une ombre. Il avait tressé deux mèches de ses cheveux bruns, juste au-dessus de l'oreille gauche, comme le voulait la coutume qotsai pour tout shadan ne portant pas sa couronne de fougère.

— Peut-être, concéda-t-il à voix basse. Mais je voulais m'entretenir avec toi. Seul à seul.

Je conservai une attitude calme et neutre en apparence, mais sous la tunique de tishiri, mes muscles s'étaient tendus. J'en voulais toujours à Eo'da Seti de m'avoir privée de mon kami, tout comme je lui en voulais de ne pas avoir davantage défendu notre cause auprès des autres shadans. D'avoir plié face à ma grand-mère. Mais n'avais-je pas fait de même ?

— Tu sais l'affection que j'ai pour toi, Aki'nai. Si tu l'ignores, alors laisse-moi te le rappeler ici même.

Il s'avança et tira de sa besace l'anneau en bois de sykia. Mon kami... Je ne fis pas un geste pour le récupérer. Je voulais d'abord qu'il exprime le fond de sa pensée, je connaissais trop bien le père des forêts : il ne faisait jamais rien au hasard. D'un air triste, il me prit la main et l'ouvrit pour y déposer mon kami. Puis il la referma avec douceur, et serra ma main désormais comprimée dans les siennes. Elles étaient plus chaudes qu'à l'accoutumée.

— Suis ton loup, implora-t-il d'un ton que j'entendais pour la première fois. En toute circonstance, suis-le. Quand plusieurs voix s'élèvent autour de toi, n'écoute que la sienne. S'il est un enseignement que j'ai durement appris durant mes années de formation shadanique, c'est bien celui-là : l'homme est naturellement neutre. Il ne tend vers une direction que si celle-ci assure sa survie. Ton loup est ta direction. Il est la seule direction que tu dois suivre pour rester sur la voie, et la seule qui te permettra de rester en vie durant ton voyage sur les Terres d'Avant.

Le père des forêts ne m'avait jamais parlé ainsi. Je me souvenais de notre rencontre avec une exactitude millimétrée. Je me revoyais, jeune la'nai à peine sortie de l'enfance, en train de parcourir la forêt à la recherche de racines qui s'enfonçaient dans une terre dont je désirais ardemment l'accueil. Et je le revoyais lui, puissant shadan, père des forêts éclairé par l'esprit du grand corbeau aux ailes d'encre. C'était par ces termes qu'il s'était présenté à moi et sur les suivants qu'il me désigna : l'enfant des forêts qui vivait dans le monde des matsiis.

Il m'était apparu dans un nuage de fumée alors que je suivais la piste d'un écureuil occidental, guidée par des restes de gland à moitié mangés. Il avait ri lorsque je lui avais sauté dessus, toutes dents et griffes dehors. Beaucoup moins lorsque je l'avais menacé d'appeler le loup vengeur à mon secours. «Dis-moi... as-tu déjà senti la présence d'un loup ? Dans tes rêves, peut-être ? Et sa fourrure, était-elle blanche ?», avait-il voulu savoir. Il avait deviné à mon expression que la réponse était affirmative. Son teint avait pâli lorsque je l'avais corrigé : c'était un louveteau blanc.

Pas en rêve, ni dans mon imagination. Un louveteau blanc bien réel. Je ne l'avais vu qu'une seule fois, à l'occasion d'une nuit que je n'avais aucun besoin de relater ni lui d'entendre. À cela, le père des forêts m'avait répondu avec gravité : «Je te connais, fille de Keesi. Et tu me connais aussi, même si tu ne t'en souviens pas. C'est pour toi que je suis venu, Kila.» Ce fut peut-être la mention de mon prénom, celui de ma mère, la trace d'une mélancolie dans sa voix d'adulte aux traits si sérieux, mais je lui fis confiance à partir de ce moment-là. C'était la première fois depuis des années que j'entendais cette langue perdue dans mes souvenirs d'enfant, qu'une autre âme me comprenait. Je n'étais pas encore à l'aise sur tous les mots, certes, mais les échanges au coin du feu en compagnie de ma mère avaient laissé une trace indélébile en moi.

Esh-Kirith #2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant