10. Peur bleue, magie noire

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Je m'éveillai au petit matin, une joue sur le matelas froid. Le sommeil me berçait comme une mère aimante et me ramenait dans ses bras apaisants à chaque fois que j'essayais de m'en extirper. La fatigue qui pesait sur moi était de tous les ordres ; physique, mentale, psychologique. Je clignai plusieurs fois des yeux, consciente que quelque chose avait changé. L'odeur de mes draps était différente, la souplesse du matelas aussi, et la luminosité semblait plus accrue aujourd'hui. Je me demandai si j'avais raté l'heure du petit déjeuner, car personne n'avait frappé à ma porte ce matin. Puis je pris conscience des doigts que je serrais. Doux et froids.

Ce n'est pas notre tanière.

Je me redressai dans un sursaut. La pensée du svarai résonna comme un désagréable écho dans cette chambre qui n'était pas la mienne. Peu à peu, les éléments de la journée passée me revinrent. Le froid glacial, la brume épaisse, le coma inexpliqué... Je levai un œil inquiet sur le visage endormi qui reposait non loin de moi. L'air paisible, immobile, Claire Atwood était toujours là. Inerte. Le cœur aux abois, je pris aussitôt son pouls, juste au creux de la nuque, puis au niveau du poignet. Une pulsation lente mais présente. Faible, mais perceptible. Ses lèvres étaient entrouvertes, et par deux fois j'eus le réflexe stupide mais humain de les effleurer. Je voulais juste m'assurer qu'elle expirait encore, par la bouche, par le nez, peu importait: il fallait qu'elle respire. Par moments, j'avais l'impression que ce n'était plus le cas. J'imaginais son cœur cessant de fonctionner durant l'un de mes assoupissements, je me voyais debout près d'une pierre tombale portant le nom de Claire Atwood. Alors, je me précipitais contre sa poitrine pour y coller une oreille craintive et ne me détendais qu'après la confirmation absolue que son cœur battait normalement. Et l'instant d'après, je recommençais. Quelqu'un poussa doucement la porte. C'était Kila. La kanash n'avait pas fermé l'œil de la nuit. Je le voyais aux poches qui s'étaient creusées sous ses yeux bleu d'acier. Elle tenait sur le plateau de cuisine de ma mère une tasse de café chaud, un verre de lait et deux pains au chocolat. Elle le déposa sur la commode en bois massif que ma tante Margaret avait offert à ma mère pour son vingt-huitième anniversaire. Sans raison, mon esprit se souvint de tous les commentaires déplaisants que ma mère avait pu faire à son sujet. Trop encombrante pour le petit espace que constituait sa chambre, une façade bien trop flatteuse, en décalage total avec son style personnel. Ma mère n'avait jamais aimé ce meuble. Et pourtant, tout comme le fauteuil d'osier, elle l'avait toujours gardé dans sa chambre.

— Ils sont un peu ramollis, s'excusa la kanash en me tendant un pain au chocolat. J'ai voulu les réchauffer au micro-ondes pour t'apporter ton petit-déjeuner rapidement. Pas la meilleure idée.

Je quittai la main de ma mère pour la première fois depuis des heures. Je me levai automatiquement, attirée comme un aimant vers celle qui partageait désormais ma vie. Un baiser sur le front, une main serrée. Cette fois, le merci murmuré à son oreille fut beaucoup plus chaleureux et je sus que Kila le comprenait lorsqu'elle m'enlaça. Elle me comprenait.

— Rien n'a changé... annonçai-je d'une voix morne en croquant le pain au chocolat.

Il était mou, effectivement. D'habitude, je savourais les pâtisseries avec appétit. Mais pas ce matin-là. Je bus une longue rasade de lait dont je ne sentis pas la fraîcheur. Mes sens semblaient anesthésiés, comme si je n'étais plus capable d'apprécier la moindre saveur. Un instant, je considérai l'idée de m'essayer au café de Kila. Moi qui n'avais jamais aimé ça. Cet arôme fort et amer m'agressait la langue. Je n'avais jamais compris pourquoi le café était autant apprécié. Pourtant, je me surpris à en boire l'instant qui suivit. L'amertume du liquide s'accordait parfaitement avec celle que je ressentais au fond de moi et que je n'osais exprimer à voix haute  : la culpabilité d'être partie et d'avoir laissé ma mère seule. J'avalai la gorgée avec difficulté. Kila se pencha au-dessus de ma mère pour vérifier son pouls. Naïvement, j'espérai que quelque chose se passe mais, bien entendu, rien ne se produisit. Kila l'observa longuement, l'air triste et songeur. «Au moins, elle est en vie. C'est le principal. Eden, nous devons partir pour la forêt. Eo'da Seti sait sûrement ce qui...» .

Nous sursautâmes en même temps.

Claire Atwood s'était subitement redressée, les cheveux en bataille et les yeux grand ouverts. Je faillis rejeter le contenu de mon estomac : ils étaient révulsés, laiteux comme ceux des poissons morts de Silver Lake. Kila m'agrippa la main lorsqu'une voix ténébreuse s'échappa de la gorge de ma mère dans un râle qui me glaça le sang.

— Tu... aaaaaaas... pris.

Je déglutis douloureusement. Le visage de ma mère était déformé : sa mâchoire pendait dans le vide, elle s'articulait de manière défectueuse, produisant des sons gutturaux proches de l'agonie. La membrane laiteuse qui lui recouvrait les yeux ne permettait pas de savoir si elle y voyait encore. Me distinguait-elle à travers ce voile blanchâtre ? Savait-elle qui j'étais ? Son corps s'animait de façon monstrueuse sous mes yeux. Je détournai le regard, incapable d'en supporter davantage.

— Reeeeeeeends...

Je sursautai devant l'injonction sifflante. On eût dit que ma mère était possédée par une force contre laquelle elle ne pouvait pas résister. Je tentai de l'interpeller : elle était forcément ici, quelque part dans ce corps qui lui appartenait à l'origine.

— Maman ? appelai-je d'une voix tremblante.
— NOUS T'ATTENDONS !

Le simulacre de ma mère vomit une bile blanchâtre et visqueuse qui se répandit sur les draps. Elle renversa brusquement la tête en arrière, percutant le sommier du lit, puis s'effondra. Sa respiration était de nouveau normale et régulière. Endormie comme s'il ne s'était rien passé. Paisible. Mais pas moi. Je restais pétrifiée devant le spectacle de ma mère inconsciente dans son vomi.

— Eden... glissa Kila d'un air inquiet. Il faut qu'on parte tout de suite. Je crains que...
— Aïe !

Je m'appuyai contre la commode pour supporter la douleur. Ma kahr s'était embrasée d'un seul coup, irradiant mon dos de façon continue. Un incendie me dévorait la peau.

— Eden ! fit Kila en s'approchant.
— Elle... elle me brûle ! répondis-je avec difficulté.

Et je ne parlais pas uniquement de ma kahr. D'un mouvement sec, je me défis de l'amulette que je portais au cou : le kami était incandescent. En proie à la morsure brûlante de la kahr, je vis les stries qui formaient le symbole de ma kahr irradier d'un rouge vif, presque aveuglant, à mesure qu'elles disparaissaient. Le signe de la kahr était en train de s'effacer !

— On s'en va ! cracha Kila en me poussant brutalement vers la porte.
— Kila... on ne peut pas... la laisser comme ça ! protestai-je malgré la douleur qui me consumait.
— Attends-moi dehors. SORS ! rétorqua la kanash d'un ton impérieux.

Je résistai encore mollement durant quelques secondes avant de laisser la kanash m'entraîner auprès de l'escalier. Là, contre la rampe, je luttai contre les sanglots intérieurs qui ne cherchaient qu'à se manifester. Le sentiment qui brûlait en moi m'infligeait plus de douleur que l'embrasement de ma kahr désormais disparue : je ne reconnaissais plus ma mère. Je voulais m'éloigner au possible de la créature qui portait son visage. Dans l'escalier, je pleurai de rage, de souffrance et d'incompréhension à la fois. Car j'avais honte. Comment aurais-je pu admettre que j'étais soulagée de ne pas avoir à m'occuper de ma mère telle qu'elle était désormais ?

 Comment aurais-je pu admettre que j'étais soulagée de ne pas avoir à m'occuper de ma mère telle qu'elle était désormais ?

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Esh-Kirith #2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant