31. La colère de Messak

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L'étendue noire s'étalait juste devant nous. Avec Eden, nous avions recouvert les vestiges de Ma'nai à l'aide de pierres collectées au bord du lac, de sorte qu'un petit monticule de pierres marines se dressait à quelques pas de la rive, témoignage d'un désir d'humanité enfoui. Je fus la première à remarquer l'îlot au centre du lac, visible lorsque les volutes de vapeur grisâtres s'éclaircissaient. Il ne se situait pas trop loin de nous, notre premier réflexe fut donc de nager vers l'îlot, mais Ako nous bloqua aussitôt le passage de son corps.

— Ne foncez pas tête baissée sans réfléchir ! admonesta la katsewa. On ne sait pas ce qu'il y a là-dessous.

Je scrutai la surface sombre du lac. De fait, l'eau était d'une noirceur opaque et ne laissait rien filtrer de ce qui pouvait bien se tramer sous la surface.

— Là-bas, regardez ! s'écria Eden en pointant les vapeurs d'eau du doigt.

Mes yeux finirent par distinguer les contours d'une ombre qui se détachait parmi les vapeurs grisâtres. Et elle s'approchait de nous... Bientôt, ce fut une silhouette encapuchonnée dressée sur une embarcation composée de troncs tressés qui apparut: munie d'une longue branche qui lui permettait de ramer, elle avançait inexorablement vers nous. Ni la pagaie, ni l'embarcation ne semblaient très solides.

À l'approche de l'inconnu toutefois, je remarquai qu'elles avaient été confectionnées en bois de sykia. Lorsque la barque toucha le rivage, je pus distinguer clairement le visage de l'inconnu. Ou plutôt son absence de visage. Il était vêtu d'un long manteau noir, la capuche qu'il portait ne masquait pas grand chose, car c'était un vide obscure lui tenait lieu de visage. Je fronçai les sourcils lorsque que l'inconnu leva une main squelettique, au sens propre du terme, en ma direction.

— Kivari ?

Sa voix tintait comme un grelot aux timbres graves : dénué d'émotion, simple et froide. Sans vie. Je répondis par l'affirmative. L'homme-squelette retourna sa main dépourvue de chair, paume ouverte. Je compris tout de suite ce qu'il voulait ; je lui montrai l'anneau, l'homme-squelette s'écarta et m'invita alors à grimper sur l'embarcation. Il répéta ce rituel avec Eden qui lui montra l'amulette sans se faire prier et monta dans la barque. Puis ce fut au tour d'Ako.

— Kivari ? répéta l'homme-squelette de sa voix caverneuse lorsque la katsewa tenta de nous rejoindre sur l'embarcation.

Ce fut très rapide. L'extrémité de la branche de sykia grandit subitement pour se muer en une immense lame incurvée : ce n'était plus une pagaie que l'homme-squelette tenait, mais une gigantesque scythe à la lame acérée. Il brandit l'arme massive devant la katsewa. En comparaison, le kalatai d'Ako paraissait minuscule.

— Le passage de l'eau ne s'ouvre que pour les kivaris.
— Non, s'entêta Ako. Je dois les emmener jusqu'à leur destination.

Les longs doigts de l'homme-squelette se contractèrent sur le manche de la scythe. Ils ressemblaient aux serres d'un rapace.

— Retourne à ta terre, katsewa des forêts. Ou paye-le de ta vie.

Un halo de lumière noire enveloppa l'arme de l'homme-squelette. Il ne plaisantait pas.

— Ako... commençai-je alors. Ne t'inquiète pas pour nous. Ça va aller.
— Je viens, s'entêta la katsewa. Je dois vous aider jusqu'au bout.
— Je crois que tu l'as déjà fait, répondit Eden avec une ébauche de sourire. Tu nous as emmenées là où tu pouvais. Le reste concerne les kivaris. Tu as rempli ta mission, kulawai de la Mère des forêts.

Je haussai le sourcil. Pas seulement parce qu'Eden venait d'employer une expression que je ne connaissais pas, mais aussi en raison de la réaction d'Ako. L'argument semblait fonctionner. Depuis quand la katsewa était-elle sensible aux arguments de ma femelle ? Je pris néanmoins place au fond de la barque qui tangua à cause de mes déplacements. Les épaules de la katsewa s'affaissèrent ; elle baissa la tête, tout comme son kalatai.

Esh-Kirith #2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant