16. Et tu seras jugée...

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Le silence s'était abattu sous la tente des shadans. Agenouillée sur le sol, je demeurai la bouche ouverte. Mais je n'avais pas crié. Une femme était entrée sous la tente, et c'était elle qui avait poussé l'injonction. Lorsqu'elle passa à côté de moi, je vis les shadans se prosterner, même le plus âgé. Derrière lui, le visage de Kila s'était considérablement durci ; pourtant la kanash se prosterna aussi. Le vieux shadan et celui assis sur la peau de serpent s'écartèrent avec déférence lorsque la nouvelle venue s'avança. Eo'da Seti s'était levé et portait, avec l'aide du shadan à la peau de léopard, un large banc de bois orné de gravures décoratives qu'ils déposèrent tout au fond de la tente. Le shadan à la peau de serpent demanda d'un signe de tête au katsewa de s'emparer de Kila. Ce dernier s'exécuta et la kivari du loup se retrouva, à mon grand soulagement, à mes côtés. Le temps d'un bref sourire, de sentir rapidement ses doigts toucher les miens malgré nos liens, et je fus rassurée. La kanash disait vrai : elle allait relativement bien au vu des circonstances. Je reportai mon attention sur celle qui venait de pénétrer sous la tente et qui semblait inspirer de la crainte à tous ceux qui s'y trouvaient. Devant moi, assise sur le large banc de bois orné de gravures, se tenait la femme la plus âgée qu'il ne m'avait jamais été donné de voir. Son visage était sillonné de rides qui parcouraient sa peau pâle comme des crevasses prêtes à se craqueler au moindre geste. Sa peau paraissait aussi sèche que l'écorce d'un arbre meurtri par une succession d'hivers trop rudes. Sa bouche, composée de deux lignes si minces qu'elles se confondaient presque, semblait scellée pour l'éternité.

Juste au-dessus, un nez droit et très fin qui s'achevait par des narines plus larges, conférant à l'ensemble un aspect presque comique. Enfin, une interminable chevelure brune lui tombait jusqu'aux reins, sûrement davantage lorsqu'elle se tenait debout, à laquelle se mêlait une longue tresse rouge qui passait juste au-dessus de son oreille gauche avant de descendre le long de son corps sec. J'observai la femme au visage ridé. Elle portait une tunique en tout point semblable à celle des shadans, mais la sienne était d'un rouge vif. Il me semblait que la vieille dame pourrait se briser en milles morceaux si elle s'aventurait à bouger. Mais l'aspect le plus particulier de sa personne étaient ses yeux. Deux prunelles d'un bleu extrêmement clair enfoncées dans les cavités que formaient ses orbites. Dans ces prunelles brûlait un feu de vie plus vigoureux que tous les katsewas réunis sous la tente. Je sus alors que l'impressionnante vieille femme était probablement beaucoup plus agile et vive que ne laissait supposer son apparente fragilité.

— Ako ? s'enquit-elle au bout d'un long moment d'une voix plus puissante que je ne l'aurais supposé.

Le katsewa au masque de peur s'avança vivement. Il défit les liens qui permettaient à son masque de rester calé sur son visage et j'eus la stupeur de découvrir celui d'une jeune femme lorsque ses traits pâles furent à découvert. La katsewa s'agenouilla comme si elle faisait face à une divinité descendue parmi les mortels.

— Pas vu la kahr, Mère des forêts. Trouvé le kami. Remis au père des corbeaux.

La katsewa se prosterna un peu plus en achevant ces mots. Puis ce fut au tour de Eo'da Seti.

— Ako dit vrai, Eo'ma Nahri. Vois, le kami de Meori jeune-panthère.

Le shadan présenta l'amulette tout en inclinant profondément la tête en signe de respect. Une peur panique s'empara momentanément de moi lorsque la Mère des forêts prit le kami dans ses doigts d'un autre âge : le signe de la langue interdite ! Puis mes épaules s'affaissèrent de soulagement lorsque je me rappelai que le kami portait désormais la marque de la panthère. La Mère des forêts manipula l'amulette entre ses doigts secs, la fixant de ses petits yeux au bleu d'azur. En m'arrêtant sur ceux-ci, puis sur ceux de la katsewa, je réalisai que les yeux de Kila étaient beaucoup moins clairs que les leurs. Je songeai alors que je n'avais vu ceux de Meori que dans la pénombre.

Esh-Kirith #2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant