9. Évanescence

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Je fixai la brume sinueuse à travers les stores de la fenêtre de la chambre de ma mère. La brume nébuleuse qui se déplaçait formait un étrange ballet aérien, comme mue par une volonté propre. Un monstre insaisissable dont la nature inconstante ne faisait que nourrir la peur qu'il répandait dans les rues de Havenly. À force de l'observer, je crus distinguer à travers l'épais nuage la silhouette d'un homme qui m'observait depuis la rue, juste en bas de chez moi, derrière la haie. Deux battements de cils plus tard, il n'y avait plus personne. Je refermai précipitamment les stores, me tournant vers le corps qui reposait sur le lit de ma mère. La poitrine se soulevait et redescendait calmement. Elle portait toujours ses vêtements de la veille, comme la suite logique d'une cuite carabinée. Elle avait au moins enlevé ses chaussures avant d'aller se coucher... Je lui pris le poignet. Je vérifiais sa respiration quinze fois par seconde, et tâtais son pouls presque aussi souvent. Ma mère était en vie... À moitié rassurée, je m'assis sur le rebord de son lit. Il n'était qu'à moitié défait. Adossée au mur, Kila gardait le silence, les bras croisés. Je vérifiai de nouveau le pouls du poignet inerte sur le drap blanc : normal et régulier.

— Et tout le monde est dans le même état ? demandai-je soudainement.
— Déploie ton svarai et vérifie par toi-même si tu veux.

Je n'irai nulle part.

Je fermai les yeux tout en me massant les tempes avec lenteur. Comme à son habitude, le svarai du chat se montrait aimable et toujours prêt à me rendre service. Mais malgré lui, il demeurait une constante dans mon univers que je reconnaissais de moins en moins. Kila vint s'installer à côté de moi.

— Mais quand j'ai fait le chemin pour te rejoindre, je n'ai perçu aucune trace de vie. Hormis la tienne et celles des animaux, acheva-t-elle.

Aucune trace de vie ?

— Tu vois bien qu'elle est vivante, rétorquai-je à brûle-pourpoint. Ils ne sont pas morts.
— Ce n'est pas ce que j'ai dit, corrigea la kanash.
— Alors qu'est-ce que tu voulais insinuer ? répondis-je d'un air agacé.

Kila ne répondit pas. Le silence oppressant de la chambre flottait entre nous comme une chape de plomb invisible dont le poids s'abattait sans état d'âme.

— Tu t'es endormie tôt hier soir ? demandai-je brusquement pour briser le silence qui s'éternisait.
— Comme d'habitude. D'ailleurs, je t'ai attendue.

J'ignorai la pique sous-jacente. J'étais d'humeur électrique depuis ma mésaventure à l'extérieur. Et voir ma mère dans cet état... Un rien pouvait me faire partir. Kila fronça les sourcils mais ne mordit pas à l'hameçon.

— Je me suis réveillée vers huit heures, continua-t-elle avec calme. Les sœurs se lèvent toujours très tôt, alors j'ai vite compris que quelque chose ne tournait pas rond lorsque je me suis retrouvée seule dans tout l'orphelinat.

Je hochai la tête en silence pour l'encourager à continuer.

— J'ai fait le tour de la ville, enchaîna la kanash. Ça m'a pris la journée. Partout où j'allais, c'était comme à l'orphelinat : tous dans le même état. Il y a un diner en périphérie, le Crimson. J'y vais parfois le matin, ils font des pancakes aux myrtilles que j'aime beaucoup. Les serveuses étaient toutes endormies. Il y en a une que j'ai dû déplacer, parce qu'elle était trop près d'une plaque chauffante qui n'était pas éteinte. J'en ai vu d'autres qui s'étaient endormis aux volants de leurs voitures. J'ai même vu des hommes et des femmes allongés par terre, en pleine rue, juste devant le Hot Shock. Tu connais ?

J'acquiesçai d'un signe de tête. C'était une boîte de nuit à la mode située au nord-est de la ville. Le genre d'établissement qui accueillait davantage Jenifer Park et sa clique que les non-branchés du coin. Je songeai soudain qu'elle aussi devait faire partie des «endormis». Une pensée fugace me fit sourire, celle d'un Liam moqueur qui ne manquerait pas de commenter le fait. Puis je réalisai que Liam lui-même faisait probablement partie de ceux touchés par le phénomène. Kila me délivra la nouvelle tout de suite.

— Tous les matsiis sont inconscients, Eden. Il n'y a que toi et moi.

Parfois, je me demandais si nous n'avions pas lié davantage que nos sentiments au travers de l'écorce. Il me semblait souvent que la kanash parvenait à lire dans mon esprit. Mais étrangement, le sien demeurait impénétrable, comme une forteresse dont les pierres ne s'émoussaient jamais.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? demandai-je de nouveau comme si Kila disposait de toutes les réponses. Il a fait froid, horriblement froid d'un seul coup et...

Je m'arrêtai, tétanisée par l'image de la brume opaque qui me revenait à l'esprit. Je l'avais déjà rencontrée, il y avait presque un an de ça. C'était arrivé à la fin de l'été, en pleine nuit, dans la forêt. Et elle était juste là, dehors, arpentant les rues comme une bête impalpable que tous voyaient mais que personne ne pouvait saisir. Lorsque les volutes de brume s'évaporaient, ce n'était que pour reparaître quelques centimètres plus loin, formant ainsi un tapis de brume compact. Un cycle sans fin de mort et de renaissance. Un monstre d'évanescence.

— La brume, repris-je avec appréhension. Elle est partout, Kila. Qu'est-ce qui se passe ?
— Je n'en ai aucune idée, répondit la kanash avec un début d'irritation dans la voix. Je ne sais pas d'où elle provient, encore moins ce qu'elle fiche dans la ville.

La kanash émit un grondement sourd et se détourna momentanément de moi. D'ordinaire calme, Kila perdait rapidement patience lorsque le contrôle de la situation lui échappait.

— Mais nous n'allons pas le découvrir en restant ici, ajouta la kanash d'un air sombre. C'est dans la vallée qu'il faut chercher. Et tout de suite. Mon clan doit savoir ce qui se passe, si nous partons dès maintenant nous pourrons...
— Je ne vais pas la laisser dans cet état, refusai-je d'un ton catégorique. Et si quelqu'un entre pendant notre absence ? Si jamais...

Je m'arrêtai de moi-même devant l'absurdité de mon raisonnement. Personne ne risquait d'abuser de la position vulnérable de ma mère pour la simple et bonne raison qu'ils subissaient tous la même situation : un coma inexplicable dont Kila et moi étions étrangement épargnées.

— J'ai compris, terminai-je à voix basse. Mais pas maintenant. J'ai passé une journée de merde, un week-end horrible. Je suis complètement à plat, j'ai besoin de reprendre des forces.
— D'accord, acquiesça Kila dont les traits se détendaient à mesure que j'exposais mes raisons. Essaie de te reposer, esh-kirith. Je vais te chercher quelque chose à manger. Nous partirons demain.

Esh-kirith. «L'étrangère au clan», un terme kanash que la kivari du loup avait longtemps utilisé pour me définir et que je n'avais plus entendu depuis des mois. Je sentis qu'une forme de distance s'installait progressivement entre nous, mais lasse des évènements, je ne répondis pas. Je n'avais pas encore appris à mener plusieurs combats à la fois. Je me contentai donc d'un merci formulé le plus tendrement possible pour celle dont la loyauté ne faiblissait jamais. Quand Kila referma la porte de la chambre, j'attirai le vieux fauteuil en osier blanc de mon père près du lit. Soulagée que ma mère ne l'ait jamais jeté, je m'y installai, cherchant une position adaptée. Blottie dans ce fauteuil qui datait d'une autre époque, je me sentais à l'aise. Il n'était pourtant pas très confortable, et assez laid, en toute honnêteté. Mais je m'y sentais bien. Lentement, je pris la main immobile de ma mère et la serrai fortement.

— Ça va aller, maman. Je vais tout arranger.

 Je vais tout arranger

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Esh-Kirith #2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant