15. Le conseil

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Le coup de poing que je reçus dans le dos ne me fit pas avancer plus vite. C'était le troisième que j'encaissais depuis que nous avions quitté la tente. Pour mon plus grand déplaisir, les deux katsewas m'avaient lié les mains à peine sortie de la tente, probablement pour s'assurer que je ne ferais rien de stupide durant le trajet. Privée de la vue, je n'avais aucune idée de l'endroit où l'on me menait. Je savais juste qu'il s'agirait du dernier. Je trébuchai lorsque le sol se dénivela brusquement sous mes pieds. Je retrouvai l'équilibre, mais pas suffisamment vite au goût de mes bourreaux, et reçus en prime un quatrième coup de poing, juste entre les omoplates. Je retins l'injure acide qui monta dans ma gorge : ils ne la comprendraient pas.

Nous descendions le long d'une pente. Il était étrange de marcher sans bénéficier de la vue, les variations de niveau du terrain n'en étaient que plus déstabilisantes. Je tâchai de me servir des sens qui me restaient pour m'orienter. Mes sens s'étaient considérablement affûtés lorsque j'avais récupéré le kami de Meori. Mais alors que la pente se raidissait davantage sous mes pieds, je me rappelai que le guerrier au masque de peur m'avait confisquée l'amulette. Kila m'avait expliqué que les kamis constituaient notre lien avec les svarais. Confectionnés à l'aide d'un bois spécial, le bois de sykia, c'était eux qui nous permettaient de faire appel aux esprits de la forêt. J'en déduisais que c'était également eux qui nous permettaient de bénéficier des facultés extraordinaires des svarais, telles que l'ouïe aiguisée ou encore l'odorat développé. Frappée de cécité forcée, je me trouvais aujourd'hui plus dépendante que jamais de mes autres sens. Mais sans le kami, je ne pouvais faire appel aux sens de l'esprit du chat. Je me concentrai donc exclusivement sur ce que mon odorat et mon ouïe d'humaine pouvaient me transmettre. Je me fiai d'abord aux craquements sous mes chaussures ainsi que celles de mes tortionnaires et constatai  rapidement que les semelles de mes baskets s'enfonçaient sans difficulté dans le sol.

Nous marchions sur du sable.

Je prêtai ensuite une attention particulière aux bruits environnants. J'entendis bientôt des éclats de voix qui augmentèrent au fur et à mesure de notre descente. D'abord lointains, ceux-ci se précisèrent lorsque le sol s'égalisa brusquement sous mes pieds. Nous progressions désormais sur un terrain plat. J'en conclus que ma prison se trouvait au sommet d'une colline, tout du moins devait-elle se trouver en hauteur. Je tendis l'oreille pour percevoir des bribes de conversation. Comme je m'en doutais, elles étaient en kanash, et ce dernier était identique à celui des katsewas qui me poussaient sans ménagement à presser l'allure: vif et rythmé. Je ne saisissais pas le trois-quart des mots que j'attrapais à la volée. Je crus entendre le mot poisson à un moment donné, mais je n'avais aucun moyen d'en être sûre. Ce ne fut qu'à cet instant que je compris à quel point Eo'da Seti s'adaptait à mon absence de maîtrise du langage kanash : si le sien me paraissait fluide, c'était uniquement parce que le shadan faisait en sorte de l'être à mes oreilles.

Mon ouïe tendue à l'extrême perçut les gargouillements que mon ventre affamé ne pouvait dissimuler. Un fumet de chair grillée flottait dans l'air, rappelant à mon estomac que je n'avais pas mangé. Mais quelle heure était-il ? De fait, j'ignorais si le jour s'était déjà levé ou s'il faisait encore nuit ; la bande de tissu sur mes yeux était parfaitement opaque et ne laissait filtrer aucune once de lumière. Pour ce que j'en savais, une demie-journée, voire une journée entière, avait pu s'écouler depuis notre plongée dans le noy'sat. Kila m'avait déjà expliqué que le temps s'écoulait différemment dans ce monde étrange. Mon cœur se serra douloureusement lorsque je songeai à la kanash. L'ignorance était pire que tout. Où était-elle ? Et surtout... Que lui avaient-ils fait ? Je m'aperçus au bout d'un moment que les éclats de voix que j'entendais se tassaient à mesure que nous marchions. Je percevais parfois des cognements, des claquements légers, ou simplement des bruits de pas dans le sable. Mais tous, sans exception, mourraient dès que je parvenais à leur portée. Par moments, des chuchotements subsistaient, mais de façon si ténue qu'ils rivalisaient avec le silence. J'avalai ma salive : j'en étais la cause.

Esh-Kirith #2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant