24. Châtiments

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Je suis déjà venue ici. Je connais ce sable blanc sous mes pieds. Je l'ai déjà foulé. Je marche sans hésitation vers ma destination : je sais où conduit ce sentier. Il me mène à un carrefour, là où tous les chemins se croisent. Là où le mien m'attend. Tout au bout du chemin de gauche, je vois un arbrisseau pourvu de fruits bleus. Ils ne sont pas plus gros qu'une cerise. Mais alors que je m'avance vers l'arbrisseau, un second apparaît au bout du chemin de droite. Celui-ci est dépourvu de fruits, il possède une fleur blanche unique qui pousse en déployant ses pétales. Ils sont magnifiques. Je l'admire, mais elle commence à se flétrir. Je ne veux pas qu'elle se fane. Je me dirige vers elle. C'est alors que les fruits bleus de l'autre arbrisseau se mettent à pourrir. Je reste un instant sans bouger, paralysée par l'envie de sauver les fruits et la fleur. Ne puis-je sauver les deux ? Un chat blanc émerge au croisement des sentiers. Il attend que je prenne ma décision. Mais il ne m'aide pas. Derrière lui, une ombre s'élève. Il y a quelqu'un. Il y a quelqu'un dans ces ténèbres immatérielles. Une main en sort et se tend vers l'arbrisseau aux fruits. Une autre vers l'arbuste fleuri.

— Lequel vas-tu sauver, fille des hommes ?

Cette voix... je la connais. Je l'ai déjà entendue. Mais ma mémoire refuse de me dire où.

— Les deux. Je sauverai les deux.

La fleur commence à se faner pour de bon. Je me précipite vers elle. Trois fruits pourris tombent sur le sable blanc. Leur odeur est répugnante. Je reviens au croisement.

— Tu ne peux pas.

Pourquoi ? Je ne veux pas faire de choix autre que celui de les sauver tous les deux. Et si je ne peux pas choisir... Les arbrisseaux se désagrègent en deux amas de pourriture nauséabonde qui prennent feu.

— Pourquoi ?

Je crois discerner un sourire à travers les ténèbres. Un sourire malsain qui me glace le sang.

~✶~

Ce fut l'esprit embrumé par mes songes nocturnes accompagné d'un arrière-goût dans la bouche que je m'éveillai à l'aube. Du moins, le supposai-je, car il faisait encore sombre, la nuit se terminant à peine. Des reflets aux couleurs étranges flottaient au-dessus du sol, comme si un dieu capricieux s'était amusé à produire un millier de bulles de savon juste avant que le soleil ne se lève. Je n'avais jamais vu la forêt ainsi, elle prenait littéralement vie sous mes yeux. La végétation semblait se mouvoir d'elle-même, les herbes folles dansaient dans un mouvement hypnotique qui me captivait...

— C'est magique, n'est-ce pas ? commenta Kila en se redressant sur un coude.

Magique, c'était le terme. J'acquiesçai en silence. J'avais déjà eu l'occasion de voir la magie kanash à l'œuvre dans la forêt ; je me souvenais des orotsas, ces papillons dorés que la forêt déployait pour se défendre en cas d'intrusion, ou de mes voyages à travers les noy'sats, si déplaisants fussent-ils. Mais jamais je n'avais vu la forêt se comporter ainsi. La végétation enflait par intermittence tout comme les makawés de Zhan'Tsi-la à cause de l'omniprésence du zhan, l'énergie vitale et mystique du monde kanash. Il y en avait davantage ici, je le sentais bien.

J'observai mes mains. Se pouvait-il que le zhan puisse avoir des effets nocifs sur mon corps ? Songeuse, je me demandai quels secrets pouvaient bien renfermer les Terres d'Avant... Des bruits de pas attirèrent mon attention. C'était Ako. Je n'avais même pas remarqué les deux couvertures vides, non loin de nous. Quand s'était-elle levée ? La guerrière qotsai fit un tour rapide de notre campement sommaire, observant les environs comme si elle y cherchait quelque chose de précis. Je remarquai l'arme qu'elle faisait tournoyer avec adresse dans sa main, un bâton dont les deux extrémités étaient pourvues de lames courbes qui avaient déjà bien servi, au vu des traces d'usure qui s'y étaient inscrites. Elle m'apprendrait au cours de notre périple qu'il s'agissait d'un kalatai, l'arme de prédilection des katsewas, les guerriers du peuple de Zhan-Tsi'la.

Esh-Kirith #2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant