35. Une fraction de seconde

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La route bordée d'arbres avait disparu au profit d'un canapé aux coussins plats et usés, d'une table à manger de forme ovale, d'un vaisselier à porte coulissante ainsi qu'un papier peint à motifs fleuris. Nous nous trouvions dans une maison, un salon précisément, que je connaissais mieux que quiconque. Celui du 16, Kepling Street. De l'autre côté de la pièce, Kila observait les environs avec méfiance. Au moins, nous n'avions pas été séparées. Depuis le réveil du volcan, nous étions transportées d'un souvenir à l'autre.

Mon cœur se serra lorsque j'entendis des bruitages accompagnés de rires enregistrés. Alors que je me retournai, j'entrevis la télévision du salon. Elle diffusait un programme pour enfants dans lequel une souris tentait d'échapper aux griffes d'un chat qui ne cessait de la poursuivre dans une cuisine saccagée par leur course effrénée. Une petite fille aux cheveux blonds et aux yeux noisette le regardait, allongée sur le tapis du salon, le visage dans les mains. Avec peine, Kila nous observa alternativement. C'était donc mon tour de subir les aléas de la magie kanash.

— Pas longtemps Eden, d'accord ? Tu as passé la matinée scotchée devant la télé.
— Oui maman ! ânonna l'enfant la bouche en cœur.

Ma mère était occupée à trier du linge propre dans un panier imprégné d'une odeur différente de la lessive aux senteurs d'agrume qu'elle utilisait habituellement. Un parfum de mon enfance que j'avais oublié. De la lavande.

Driiing.

La sonnerie du téléphone se répercuta contre tous les murs fleuris de la pièce. Ma mère délaissa sa lessive pour décrocher le combiné du téléphone fixe situé dans le corridor. Mon sang se glaça dans mes veines.

— Non... murmurai-je alors, figée sur place.
— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Kila d'un air inquiet.
— Non, répétai-je en me mordant les lèvres. Ce n'est pas possible. Pas ça.

Sur le tapis, l'enfant battait des pieds avec insouciance, les yeux rivés sur la télévision. Le chat avait fini par attraper la souris par la queue. Le félin la tenait entre ses pattes, pressant si fort que les yeux de la souris devinrent exorbités, à la manière exagérée des dessins animés. La petite fille partit d'un éclat de rire cristallin. Une tristesse sans fin m'étreignit le cœur. Elle ignorait encore que sa vie allait être bouleversée dans quelques minutes.

Désormais adolescente, je demeurais toutefois incapable de secourir l'enfant sous mes yeux, pas plus que je n'avais été en mesure de me sauver à l'époque. Mais j'avais plus aucune envie d'être le jouet du destin. Je serrai les poings, déterminée à ne pas me laisser faire. Je n'étais pas forcée de subir tout ça une seconde fois. Je plaquai mes mains sur mes deux oreilles avec véhémence. Non, rien ne m'obligeait à entendre ce qui allait suivre. La télévision s'éteignit brusquement. Mais la petite fille ne sembla pas s'en apercevoir. Elle continuait à regarder l'écran, riant par moments et tapant dans ses mains, spectatrice heureuse d'une scène qui ne faisait rire qu'elle. Avec horreur, je vis des lettres s'afficher peu à peu à l'écran.

[Tu ne veux pas entendre ? Alors je vais te montrer ce qui s'est vraiment passé ce jour-là.]

Le dessin animé réapparut quelques secondes avant d'être interrompu par l'annonce d'un flash spécial. Un homme brun vêtu d'une chemise blanche et d'une cravate rouge apparut à l'écran. Légèrement dégarni au niveau des tempes, il portait des lunettes rectangulaires et semblait survolté. Micro en main, il expliqua en une salve de mots très rapide qu'une prise d'otages était en cours dans le quartier de Westham, au sud-ouest de la ville. Il s'écarta momentanément du champ de vision de la caméra ; j'aperçus l'inscription Haven News en façade du bâtiment qui se dressait juste derrière lui.

— Ici Carl Mendez en reportage pour le Daily Valley. Nous sommes en direct de la station Haven News où un homme cagoulé a pris le personnel en otage peu avant midi ce matin. Ses revendications ne sont pas claires et... regardez ! Les otages ressortent un par un ! Nous allons essayer de nous rapprocher afin de recueillir leurs témoignages mais cela risque d'être compliqué car, comme vous pouvez le constater à l'écran, nous n'avons toujours pas le droit de passer le cordon de sécurité établi par la police. Ah, attendez ! Il semblerait qu'il reste encore un otage à l'intérieur !

Esh-Kirith #2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant