8. K.O

783 104 89
                                    

Mauvaise. Telle était l'humeur avec laquelle je m'éveillai le lendemain. J'avais mal dormi, je n'avais trouvé le sommeil que tard dans la nuit et n'avais pas réussi, malgré plusieurs tentatives, à rejoindre Kila dans les rêves entrelacés. À la place, j'avais cauchemardé. Je conservais encore le souvenir brumeux de fruits pourris que je ramassais le long d'une piste de terre. Agréable manière d'entamer la journée. D'humeur massacrante, je repoussai le drap qui s'était invité durant la nuit sur mon corps moite sans autorisation. Il n'était pourtant pas si tôt, presque onze heures d'après mon téléphone portable qui n'avait quasiment plus de batterie. Ce constat m'irrita encore plus ; d'un geste rageur, je branchai l'appareil sur la prise murale à côté de ma table de nuit, comme si cet élan de colère pouvait changer quoi que ce soit à mon affaire. C'était dimanche. Je redoutais que Logan Hoyt ne passe pour déjeuner. L'agent Enfoiré avait remporté la partie hier, il était donc peu probable qu'il laisse passer une si belle occasion de se délecter de ma défaite de bout en bout : il viendrait.

Maussade, je quittai ma chambre tout en me demandant pourquoi ma mère ne m'avait pas réveillée. En arrivant dans la cuisine, je la trouvai propre et rangée. Elle n'avait donc pas été utilisée depuis la veille. Seule la tâche de gras sur le mur, là où mon assiette à moitié pleine s'était fracassée, témoignait de ce qui s'était produit la veille. Pareil pour le salon. La télécommande se trouvait à l'endroit exact où je l'avais laissée, coincée dans la crevasse étroite formée par les deux coussins du canapé qui ne collaient pas bien ensemble. Le calme plat. En jetant un coup d'œil par la fenêtre, j'aperçus la Ford Mondeo grise qui n'avait pas bougé d'un millimètre. La vitre côté passager était encore abaissée : ma mère oubliait sans cesse de la remonter. Mais cela signifiait qu'elle n'avait pas quitté la maison. Et dormir autant ne lui ressemblait pas. Au bout de plusieurs longues minutes à débattre avec moi-même, je me décidai à vérifier ce qu'il en était. Leste comme un chat, je grimpai sans bruit l'escalier et m'arrêtai sur le palier de sa chambre. La porte était entrouverte, comme la vitre de sa voiture. Avec la désagréable impression de franchir un interdit, j'hésitai un court instant. La pensée qu'elle ne soit pas seule et que l'image reste gravée à jamais dans mon esprit me taraudait. Mais c'était impossible. Je l'aurais entendu autrement. Mon svarai ne pouvait pas me faire défaut à ce point. Non, Claire Atwood était rentrée seule. Terrifiée à l'idée de me tromper, je jetai un œil prudent dans sa chambre. Ce fut avec soulagement que j'entrevis un corps et pas deux dans le lit, corps dont la poitrine se soulevait à intervalles réguliers. Je rabattis doucement la porte et redescendis l'escalier.

~✶~

Comme la veille, je passai une partie de mon temps à imaginer des revanches irrationnelles. L'autre ne servit qu'à remplir mon estomac, une première fois vers onze heures et demi, une seconde vers quinze heures. Mais vers seize heures, je n'y tins plus. Ma mère me faisait la gueule en restant cloîtrée dans sa chambre. Décidée à lui tenir tête jusqu'au bout, je passai la porte de la maison sans l'en avertir avec la ferme intention d'aller quelque part. C'était dimanche, tout ou presque était fermé, mais je m'en fichais : mieux valait être partout ailleurs qu'ici. Dans ma hâte, j'avais oublié mon portable mais peu m'importait, je n'avais pas de réseau dans tous les cas. Exaspérée par la situation, je dépassai la maison des Hudson – nos voisins du troisième âge – d'un pas vif. La maison au toit rouge avait les volets fermés. Même constat pour celle de Ted Bogarts, située juste à côté de la leur. De l'autre côté de la rue, tout était calme. Les portes étaient fermées, les rideaux tirés. Ce fut à cet instant seulement que je m'ouvris de nouveau au monde extérieur et constatai à quel point la rue était silencieuse.

Pas âme qui vive.

Aucun enfant, ni le garçon ni l'insupportable petite fille, ne jouait dans le jardin des Hawkins. Personne ne grillait de saucisses dans celui des Peterson en dépit du soleil éclatant et de leur récente acquisition d'un barbecue puissance kérosène. Les piscines, gonflables ou marbrées, étaient désertes. L'irascible Rhonda Rubens ne lisait pas son journal comme à l'accoutumée sur sa véranda vieille de quatre siècles. D'ailleurs... aucun journal n'avait été ramassé aujourd'hui. Ils gisaient tous sur le pavé des trottoirs, comme des cadavres de papier battus par le vent. Je m'arrêtai en plein milieu de la chaussée. Ce n'était pas normal du tout. Inquiète, je fis le tour du pâté de maisons suivant. Le même silence pesant et inhabituel se promenait dans les rues et s'invitait sous les toits. Nous étions dimanche, certes. Et Havenly n'était pas Las Vegas, mais une telle absence de vie un dimanche après-midi n'était pas normale. On eût dit que la ville entière s'était vidée de ses habitants. Une masse énorme percuta alors le grillage d'une barrière, juste sur ma gauche. Je sursautai, les poils dressés sur tout le corps. Un bouledogue gris et blanc aboyait comme un forcené après moi. Le cœur battant, je m'approchai du grillage : le chien était attaché au cou par une solide laisse, je ne risquais rien. Mais l'animal me fixait d'un air mauvais. Je feulai silencieusement à son encontre et m'éloignai du grillage pour rentrer chez moi. Je m'étais inquiétée pour rien. Passée la première stupeur, les aboiements du chien – qui continuaient toujours – me rassuraient à présent. Mon imagination avait beaucoup trop travaillé. J'étais à cran à cause de ma brouille avec ma mère. Je finis par rire de ma propre bêtise. Tranquillisée, je tournai au coin de la rue pour retrouver celle qui me ramènerait chez moi.

C'est alors que survint le phénomène.

Une chute brutale de température, si brutale que mon sang parut se figer dans mes veines. Le ciel, dépourvu de tout soleil, devînt instantanément grisâtre. Le chien n'aboyait plus. Et partout autour de moi... Un tapis de brume. Épaisse et opaque, la brume m'arrivait jusqu'aux genoux. Elle était partout, de la brume à n'en plus finir qui emplissait les rues jusqu'à l'horizon qu'elle masquait presque de son manteau duveteux et fantomatique, dissimulant un millier d'ennemis invisibles. Je voulus crier : impossible. On eût dit que les sons avaient été effacés du monde. Comme s'ils n'avaient jamais existé.

Et je m'effondrai sur la chaussée.

En ce temps primal où le soleil n'a pas de forme, l'homme ne parle pas encore. Mais toi, enfant des hommes, tu marches sur un fil qui n'a pas été tissé pour toi. Entends mon avertissement car lui seul te sauvera : détourne-toi de la voie, ou tu amèneras la...

Je m'éveillai en avalant de grandes quantités d'air. Des bras puissants m'attrapaient par les épaules. Je me débattis avec force, cherchant toujours plus d'air pour mes poumons asséchés : j'avais la sensation d'avoir été immergée sous un glacier durant des heures. Je mis plusieurs minutes à percevoir de nouveau les sons qui tentaient de parvenir à mes oreilles. La voix gutturale qui m'avait menacée vibrait encore dans mon esprit, écho éternel d'une peur qui ne me quitterait plus jamais.

— C'est moi !

Hébétée, je cessai de me défendre contre celle qui ne m'attaquait pas : Kila.

Je me jetai dans les bras de la kanash. J'étais saine et sauve, ma femelle m'avait trouvée. Je me blottis comme un chaton qui venait d'éviter de justesse un trois tonnes lancé à ses trousses et dont l'horrible klaxon d'avertissement résonnait toujours.

— Eden, respire ! Doucement, respire... Aïe, tu me fais mal !

Accrochée à son bras, je l'avais griffée sans le vouloir. Je tâchai de me tenir debout en dépit de mes jambes qui me semblaient aussi solides que du coton. À cette pensée, je jetai un œil à la brume épaisse et la force me manqua. Kila me soutint, et je commençai à balbutier plus qu'à m'exprimer clairement. Je tremblais littéralement comme une feuille, de froid et de peur à la fois.

— La brume... le chien n'aboyait plus... la piscine est vide, il faisait froid et le papier journal est toujours là ! Madame Rubens ne le lisait pas, elle a dit qu'il n'était pas tissé pour moi !

Kila entama un mouvement réconfortant. Du pouce, elle me caressait la joue et m'enjoignait au calme.

— Du calme, Eden. Ça va aller. Mais on va rentrer d'abord.
— Rentrer ?

Je la fixai d'un œil hagard, puis me souvins petit à petit de ce qui s'était produit : j'étais sortie en catastrophe, pour mettre de la distance entre ma mère et moi. Kila m'entoura davantage, puis fixa les environs brumeux d'un air méfiant.

— Oui, chez toi. C'est grave et je préfère t'en parler à l'intérieur. Rentrons.
— Kila... commençai-je les yeux agrandis par la peur. Dis-le moi tout de suite, s'il te plaît.

L'éclair d'inquiétude qui passa dans ses yeux d'azur renforça celle qui me tenaillait l'estomac.

— C'est grave, réitéra la kivari du loup avec une nervosité inhabituelle. Ce matin, tout a changé.
— Qu'est-ce qui se passe ? hurlai-je tout à coup en brisant l'oppressant silence de la rue.

La jeune kanash se tut momentanément. Elle hésita, comme si elle n'était pas certaine de ma capacité à l'entendre. Puis elle déclara d'un trait :

— Toute la ville est plongée dans le coma.

— Toute la ville est plongée dans le coma

Oups ! Cette image n'est pas conforme à nos directives de contenu. Afin de continuer la publication, veuillez la retirer ou télécharger une autre image.
Esh-Kirith #2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant