1. Noir et blanc

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Rien n'existe au hasard. Cela veut-il dire que le hasard n'existe pas ? Tu ignores à quel point nous sommes au milieu d'un tout. Et pourtant tu sens ce qui le régit. Lève les yeux, la'nai. Regarde et dis-moi ce que tu vois. Des étoiles ? Celle que tu me montres, là, juste à côté de la lune... C'est l'étoile du Grand Aigle. Aux premières nuits, elle était plus rayonnante que mille soleils. Beaucoup moins à présent qu'il en manque une partie. Ce soir, je vais te révéler son secret...

Il s'appelait Ilathu. C'était un homme, plus grand que toi, plus fort que moi. Un grand guerrier du peuple. Ilathu avait tout bâti de ses mains : sa lance, ses vêtements, sa maison, son honneur. Il avait même conquis le seigneur des cieux, l'aigle aux ailes blanches. Mais il lui manquait quelque chose que sa volonté seule ne pouvait saisir à mains nues : l'amour. Quand il la vit, femelle fière à la longue tresse, son cœur battit trois fois de trop. C'était elle, et personne d'autre. Elle lui dit :

— Prouve-moi d'abord ton courage. Montre que tu es le roi des cieux et vole au plus haut. Alors je t'appartiendrai jusqu'à la fin des temps.

Désireux de lui prouver sa valeur, le grand guerrier Ilathu se changea en aigle et s'envola dans les cieux. Là-haut, l'aigle aux ailes blanches arracha à l'aide de son bec un éclat de la plus brillante des étoiles. Mais lorsqu'il redescendit vers sa bien-aimée, le fragment s'étiola en une pluie de poussière étoilée. Déçue, la femelle se détourna de lui. Ilathu pleura sans pouvoir s'arrêter, et toute la nuit, ses larmes se mélangèrent à la poussière d'étoile. C'est ainsi que naquît la première source de zhan sur les Terres d'Avant.

Légende d'Ilathu –
contée par Keesi à sa fille Kila.

Le silence régnait dans ma chambre. Comme d'habitude. À cette heure-ci, tous les résidents de l'orphelinat dormaient d'un sommeil de plomb. Un coup d'œil par la fenêtre aurait suffi à me confirmer que la lune s'était levée, mais le loup qui s'étirait en moi le savait depuis bien longtemps. Par précaution, je demeurai allongée, les bras croisés contre ma poitrine, sur mon lit. L'autre soir, j'avais bien failli me faire prendre. Ce garçon au nez de travers...

Et qui sent l'ail.

Je souris dans le noir. Ce garçon au nez de travers qui sentait l'ail m'avait surprise, assise sur le rebord de la fenêtre. Du quatrième étage.

Je t'avais avertie, mais tu ne m'entendais pas.

Je me redressai lentement, les bottes de cuir posées au pied de mon lit n'attendaient que moi. Je les enfilai une à une. Les boucles d'attaches situées au sommet permettaient de les fixer solidement à mes pieds. Je les adorais.

— Ça ne m'arrive pas souvent, concédai-je à voix basse tout en quittant mon lit.

C'est vrai. Seulement quand ton esprit se bloque sur celui du bébé-chat.

Je ne pouvais pas le nier. Il l'aurait senti car de toutes façons, nous n'entretenions pas ce type de rapport. Ce que je ressentais, il le ressentait aussi, et réciproquement. De fait, il était d'autant plus surprenant pour moi de n'avoir pas décelé l'odeur — pourtant prégnante – du garçon dans le couloir. J'étais bien trop occupée à tenter de percevoir une autre présence ce soir-là, à savoir celle de ma femelle.

Je n'aime pas ça. Quand tu te sépares de moi.

Ce n'était pas intentionnel. Il le perçut tout comme je sentis l'accolade de son esprit contre le mien. Il avait toutefois raison. Ce manque d'attention n'était pas habituel pour moi, de nature plutôt rigoureuse et appliquée. Il avait donc bien fallu inventer une excuse, quelque chose pour me justifier. Ce ne fut pas bien difficile, compte tenu de la posture dans laquelle le matsii m'avait découverte : accroupie sur le rebord de la fenêtre, les mains posées sur la traverse. Prête à sauter.

Esh-Kirith #2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant