Les souvenirs se battaient comme des chiffonniers dans ma tête. Pas un seul ne souhaitait se taire. Tout ici me rappelait mon enfance, du scintillement constant des pierres de zhan sur les parois de la caverne à l'odeur typique de la soupe de jiiwe mijotant à feu doux à la nuit tombée. Mais aucun ne m'aidait. Au début, j'avais cru pouvoir retrouver la tsuma de mes parents, mais j'avais fini par abandonner : malgré ma frustration, il avait bien fallu admettre que je ne m'en souvenais plus. Où habitions-nous ? Plus loin vers les monticules de pierres qui s'élevaient à l'est du village ? Près des champs de makawés qui s'étendaient vers le nord ? Je humai l'air un instant dans le vague espoir de saisir une odeur familière, une trace, quelque chose... Puis l'absence d'anneau à mon majeur me rappela brutalement que je n'avais plus de kami. Je serrai le poing, irritée contre les shadans et leurs décisions arbitraires. Une fois de plus, la Mère des forêts et les shadans me privaient d'une partie de moi-même. Sans mon anneau, je n'avais plus accès aux sens du loup. Seuls mes souvenirs, si évasifs étaient-ils, pouvaient m'apporter les réponses que je cherchais. Quel âge avais-je lorsque l'on m'avait forcée à quitter Zhan-Tsi'la... cinq ans, six ans ? Six hivers ! corrigeai-je aussitôt non sans colère. Avais-je seulement eu le temps de choisir ma tsuma à l'issue de mon éducation au sein de la tsuma'nai, tel qu'Ekumani nous l'avait raconté ? Je ne m'en souvenais pas.
— Aki'nai !
La voix chantante d'Ekumani me força à revenir au présent. Il accourait, suivie de ma femelle dont je n'avais pas entendu les pas. En allant à leur rencontre, je maudis une fois de plus les shadans de m'avoir privée de mon kami.
— Je te cherchais, annonça le petit rayon de lune d'un air radieux. Tu t'es levée plus tôt que nous ce matin. Aujourd'hui, c'est moi qui ramène le repas à la tsuma. Ou plutôt, c'est nous !
Il s'avança en riant. Par moments, sa figure réjouie me rappelait celle que faisait Meori lorsqu'elle était prise en flagrant délit et qu'elle espérait s'en sortir sans mal. Ekumani lui ressemblait encore, même s'il avait beaucoup grandi depuis. Il était plus grand, bien sûr, mais ses joues autrefois rondes étaient plus creusées, sa taille plus affinée, son regard plus affûté. Je me rappelais de lui, petit la'nai sans rien sur le dos, qui n'hésitait pas à suivre sa sœur lors de ses échappées nocturnes dans la forêt. La première fois, Meori avait fait semblant d'ignorer sa présence. Mais lorsqu'il avait recommencé la nuit suivante, et celle qui avait suivi, elle l'avait surpris dans les buissons pour le réprimander. Je m'en rappelais très bien... Ekumani s'était emporté, furieux d'être rabaissé au rang de «petit orotsa que sa sœur voulait toujours évincer» :
— Et pourquoi je n'aurais pas le droit de chasser la forêt la nuit ? Tu le fais bien, toi ! Et qui c'est elle d'abord ?
— Elle ? C'est Kila. Tu devrais lui parler autrement, elle est de sang sacré après tout ! avait répondu Meori d'un air malicieux.
— Meori... avais-je soufflé.
— Tu veux dire... que c'est la fille de la Mère des forêts ? Mais elle est trop vieille pour ça ! s'était exclamé son petit frère.
— Ne dis jamais ça devant elle, avait répondu Meori en riant. Ou tu finiras comme Kila.
— Elle est comment ?
— Meori, ça suffit...
— Elle est su-kirith, Ekumani. Tu sais ce que ça veut dire ? Ça veut dire que...Je secouai la tête. Ce n'était pas le genre de souvenir dont je souhaitais me rappeler. Pas maintenant. Je jetai un regard silencieux à ma femelle. Elle écoutait Ekumani qui lui montrait deux hommes occupés à faire sécher des lamelles de tishiri pour pouvoir les tresser. Comme à son habitude, elle ne disait rien. Mais je savais qu'elle n'en pensait pas moins. Je savais qu'elle devinait à quel point revenir à Zhan-Tsi'la éveillait de vilaines blessures en moi. Mais je ne souhaitais pas alourdir ses épaules davantage, elle avait déjà tant à gérer : sa kahr qui s'était miraculeusement effacée juste avant qu'on ne vienne à Zhan-Tsi'la, son svarai qui avait disparu, et cette malédiction qui s'abattait sur la ville... Je détaillai ma femelle alors qu'Ekumani nous guidait à travers le village. Elle était si courageuse... Ce monde, mon monde devait lui paraître bien étrange, mais elle l'acceptait sans partage pour ce qu'il était. Sans jamais le juger. Je lui pris la main en silence. Elle me jeta un œil surpris, puis regarda Ekumani avec appréhension, mais il ne dit rien. Il se contenta juste de sourire. Bien sûr qu'il savait. Il avait toujours été perspicace.
— Ici, c'est bien ! déclara-t-il.
Ekumani s'arrêta devant une étendue d'eau turquoise qui me coupa le souffle. Nous nous trouvions au bord d'un magnifique lagon souterrain. Il fallait traverser tout le village pour le trouver, mais Ekumani nous assura qu'il y en avait d'autres, plus petits, tout autour. Telle était donc l'origine des reflets de couleur turquoise que l'on apercevait parfois sur les parois de la caverne, c'était eux qui créaient l'illusion de vagues de couleur.
— Il ne faut pas aller trop loin, préconisa Ekumani tandis qu'Eden le suivait dans l'eau. Jusqu'aux genoux, pas plus. Sinon, on va les effrayer.
— Pas besoin de canne à pêche ? demanda la kivari du chat.
— Quoi ? Non, on va utiliser nos mains. Regarde, Eden. Tu vois les remous là-bas ? Un mubo. Il n'est pas très grand mais pour commencer ça va aller. Il ne faut pas parler trop fort, ils nous entendent tu sais ? Notre voix porte sur l'eau. On va d'abord se rapprocher un peu et... tu viens, Aki'nai ?Je cessai de sourire sans raison et je les rejoignis dans le lagon aux reflets vert d'eau. Il n'était pas aisé de distinguer les remous, à chaque fois que je pensais percevoir un mubo, la surface de l'eau s'éclaircissait et me montrait que j'étais dans l'erreur. Une part de moi en fut vexée, encore plus lorsque la kivari du chat parvint à en discerner un avant moi. Très vite, les rires d'Ekumani et ceux d'Eden s'atténuèrent jusqu'à disparaître complètement.
À quel monde appartenais-je vraiment ?
Étais-je seulement née ici ? J'observai mes mains, plus pâles que celles d'Eden mais bien moins que celles d'Ekumani. Dans l'eau turquoise, la surface me renvoya le reflet d'une fille aux yeux plus foncés que ceux des habitants de Zhan-Tsi'la. Cette différence, je l'imputais à mon enfance vécue dans la forêt d'abord, puis dans la ville des matsiis. De l'autre côté de la rivière. De l'autre côté... J'avais passé beaucoup trop de temps loin de mon peuple. Ekumani envoya une gerbe d'eau à l'attention d'Eden, qui se défendit de plus belle, faisant fuir tous les poissons du lagon. Leurs rires clairs résonnaient comme un couperet pour moi. La gorge serrée, je réalisai que j'étais probablement plus étrangère à mon propre clan qu'Eden ne le serait jamais.
— ...garde, Aki'nai ! Et c'est Eden qui l'a attrapé ! Avec mon aide, bien sûr.
Je cillai rapidement des yeux. Un sourire automatique vint étirer mes lèvres tandis qu'Ekumani agitait un étrange poisson translucide devant ma figure : grand d'une quinzaine de centimètres, il semblait dépourvu d'écailles et possédait deux petits yeux noirs ainsi que trois nageoires sur chaque flanc. De nombreux barbillons s'agitaient sous sa bouche. Sa nageoire dorsale, qui courait de sa tête à sa queue, était de forme ronde.
— Un mubo, acquiesçai-je avec un sourire sincère. Mais je doute qu'il suffise à nous nourrir tous les cinq ce soir.
— Évidemment ! plaisanta Ekumani. Mais la journée n'est pas encore terminée, nous avons tout le temps d'en attraper d'autres.
— Tu veux essayer d'attraper le prochain ? demanda gentiment Eden en m'effleurant la main.
— Aki'nai, attends... laissa échapper Ekumani en levant un index inquiet.Eo'da Awani, le père des bisons, et Eo'da Puyai à la fourrure des neiges. Tous deux se tenaient au bord de la rive, à quelques pas de nous, leurs couronnes de fougères bien en place sur leurs fronts ridés. Ce fut le plus vieux des deux shadans qui s'exprima :
— Eden sans-kami et Kila su-kirith, les esprits ont décidé. La première lune de l'eirsha va bientôt se lever. Vous partirez ce soir pour rendre le kami de Meori jeune-panthère à sa terre. La Mère des forêts et le conseil shadanique ont parlé.
Sa voix ne tremblait pas.
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Esh-Kirith #2
FantasyEden et Kila partent à la rencontre du clan qotsai pour combattre la mystérieuse malédiction qui s'est abattue sur Havenly. *** Eden est devenue une kivari de la vallée. Mais alors qu'elle approche de son dix-septième anniversaire, une étrange malé...