6. Assassine

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Ma mère m'adressa un regard peiné qui me blessa plus profondément que toutes les lames du monde. Elle n'était pas fâchée. Elle n'était pas en colère. Elle était triste. Triste pour moi, car j'avais menti. Je n'avais campé qu'une seule fois avec mon père, à l'occasion d'une virée estivale à Silver Lake. Elle eut la délicatesse de ne pas révéler ma trahison à l'ennemi. Ma colère redoubla.

— Tu dois en garder de super souvenirs, continua Logan Hoyt. Moi c'est mitigé. Mon père n'était pas un homme facile. Ce qui comptait pour lui, c'était sa pipe et sa bagnole. Bon dieu, je haïssais cette Chevrolet Camaro bleu dégueu. Ses sièges puaient le vieux cuir et ils me faisaient mal au cul !

S'il persista dans la description de ses souvenirs d'enfance, j'en perdis rapidement le fil. Je restais concentrée sur le visage de ma mère. C'était à peine perceptible, mais pour qui connaissait Claire Atwood, c'était l'évidence même. Ma colère gonfla davantage lorsqu'elle esquissa un faible sourire pour le cow-boy de pacotille, sourire qui lui fût rendu dans la foulée. Ce que je détestais leur putain de complicité... Elle puait les Mavericks et elle, pour le coup, me faisait vraiment mal au cul. Il fallait reprendre la main. Et vite.

— D'ailleurs, ça me manque. J'aimerais bien retourner là-bas... m'entendis-je dire à voix haute.

Ma mère cessa de mâcher. Se profilait à l'horizon le virage le plus serré à négocier. Je freinai légèrement avant d'embrayer :

— Liam et son frère vont camper à Silver Lake ce week-end. Je voudrais partir avec eux. Si tu es d'accord.

La bombe avait explosé. Contre toute attente, ma mère accrocha le regard de l'homme à la barbe mal rasée. Depuis quand se concertaient-ils pour des décisions qui me concernaient ? Mon irritation augmenta d'un cran.

— Ils partent combien de temps ? demanda ma mère d'une voix sans timbre.

Sa tonalité m'indiquait déjà que la partie était mal engagée. Dans la panique, je cherchai un moyen de rebrousser chemin. Il était peut-être encore possible de retenter ma demande plus tard dans la semaine ? Je disposais de cinq jours avant le départ. Mais il était trop tard pour faire marche-arrière : j'étais lancée. Et quand elle apprendrait la durée du périple...

— Trois semaines, révélai-je à contrecœur.

Le «non» s'était précisé dans ma tête bien avant que les lèvres pincées de Claire Atwood ne le prononcent.

— Non. C'est beaucoup trop long. Je préfère éviter, Eden.

Si j'avais cru que la bombe avait explosé à l'annonce de ma requête, ce n'était rien en comparaison de la déferlante qui allait suivre. Le couvercle sous pression était sur le point d'imploser.

— Et pourquoi ? rétorquai-je sans pouvoir m'en empêcher.
— Tu penses sincèrement que je vais te laisser partir en vadrouille avec deux garçons, dont un qui est majeur je te le rappelle, pendant trois semaines à la belle étoile ? Tu rêves, Eden.
— C'est Liam, tu le connais. Et tu connais aussi Travis...

Cette dernière cartouche n'était pas à mon avantage, je regrettai aussitôt son usage. Travis Perkins était, aux yeux de ma mère et de bon nombre de locaux, un bon à rien notoire : vingt-trois ans, sans boulot, chez ses parents, fan de moto et consommateur régulier de substances illicites ayant déjà fréquenté toutes les cellules du commissariat de Havenly. Avec en prime une permanence quasi mensuelle dans le bureau de ma mère.

— Travis, surveiller deux adolescents ? Grande idée. C'est non, Eden. N'insiste pas s'il te plaît.

Je refoulai l'esprit félin qui ne cherchait qu'à se rebeller contre les mains qui l'emprisonnaient. Ma cage était faite de murs indicibles, le genre de prison qui ne se détecte que par ceux qui en ont déjà connu l'étroitesse sournoise. Et pourquoi y resterais-je ? Je n'étais pas la créature faible et sans défense qu'elle projetait. J'eus soudain l'envie de lui apprendre que j'avais sauvé la vallée. Que j'avais bravé ma peur dans le noy'sat – en aurait-elle fait autant ?– et que j'avais passé l'eirsha, que j'étais désormais guidée par le svarai du chat et que je m'évadais la nuit dans des lieux qu'elle ne pouvait même pas imaginer en rêve. Des lieux où elle ne pourrait jamais me suivre. Un endroit où s'exprimait mon véritable pouvoir. La magie kanash. Car j'étais une kivari. Et elle allait l'apprendre tout de suite.

Esh-Kirith #2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant