14. Les ailes de la nuit

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Eo'da Seti s'avança d'un pas décidé. Je remarquai tout de même qu'il claudiquait légèrement. Il s'aidait de son bâton surmonté d'un crâne pour marcher. Il s'arrêta juste devant moi. Il effectua un bref mouvement de tête, les deux hommes comprirent aussitôt l'ordre silencieux et quittèrent la tente. Lorsque nous fûmes seuls, le shadan retira le morceau de toile de ma bouche d'un geste sec. Aussitôt, la tension au niveau de ma mâchoire, de mes muscles endoloris par les liens et par l'angoisse, s'évapora. Je me laissai aller contre le poteau de bois. Je n'étais pas tirée d'affaire, mais je me sentais toujours plus rassurée en présence du shadan et surtout, en l'absence des hommes aux masques de bois. Eo'da Seti m'observa quelques temps sans rien dire. Ses prunelles sombres restaient aussi indéchiffrables que dans mon souvenir. Je n'avais pas revu le shadan depuis que j'avais passé l'eirsha, l'épreuve m'ayant permis de devenir la kivari du chat. C'était également lui qui avait permis à Kila de s'ouvrir au svarai du loup, mais la kanash ne m'avait jamais raconté les conditions de son eirsha. Elle m'avait juste confié que l'eirsha était une expérience personnelle. Le shadan poussa un long soupir. Il recula, puis s'installa sur un rocher recouvert de mousse. Eo'da Seti posa son bâton près de la coque de verre. À la lueur du cristal, les yeux ténébreux de l'homme à la couronne de fougères m'évoquaient les orbites du crâne de son bâton. D'un air las, le shadan me questionna sans détour :

— Pourquoi tu es ici maintenant ?

Il faisait un effort pour s'exprimer lentement. Je lui en étais reconnaissante, mais je ne comprenais pas sa demande pour autant. Je ne savais même pas par où commencer. Si. Ma libération.

— Détachez-moi, soufflai-je. J'ai mal aux poignets.

Le shadan ne bougea pas d'un millimètre.

— Pourquoi tu es ici maintenant ? répéta-t-il avec un début d'irritation dans la voix.

Je compris que ma libération dépendait uniquement de mes réponses. Je fis un effort en dépit de mes tempes douloureuses pour saisir le sens de sa demande.

— Je suis venue avec Kila... commençai-je.
— Pas aki'nai ! coupa le shadan avec impatience. Je parle de toi ! Son sort sera décidé après.

Une boule se forma au creux de mon estomac.

— Son sort... mais de quoi parlez-vous ? Qu'est-ce qui est arrivé à Kila ? Où est-elle ? Je veux la voir !
— Suffit ! hurla le shadan avec virulence.

Eo'da Seti s'était levé brusquement.

— Non, rétorquai-je d'un air de défi alors que le
shadan se dirigeait vers moi. Non, je ne me tairai pas ! Je veux voir Kila, détachez-moi !

Il se rapprocha en deux foulées rapides, son bâton à la main. Il se posta juste devant moi, plantant ses prunelles obscures dans les miennes.

— Là, dehors. Il y a cinq katsewas qui n'attendent qu'une occasion de mettre la main sur toi, esh-kirith. Un mot de moi et ils sont sous la tente. C'est ce que tu veux ?

Cinq guerriers du peuple. Je restai bouche bée. Pourquoi me menaçait-il ? N'était-il pas du côté de Kila ? N'était-il pas de notre côté ?

— Je t'ai demandé de venir et tu as attendu avant d'obéir, reprit le shadan en contenant sa colère. Tu es venue quand tu l'as voulu. Les lunes passent mais tu ne changes pas, esh-kirith.

J'eus un temps d'arrêt.

— C'était vous ?

À mon tour de refouler la colère qui se massait à l'intérieur de moi. L'image vivace de ma mère étendue dans une mare de vomi blanchâtre m'empêchait de réfléchir.

Esh-Kirith #2Où les histoires vivent. Découvrez maintenant