Le matelas était raide contre mon dos meurtri par l'oisiveté. Parfois, j'avais le sentiment de dormir contre une simple planche de bois dur. Je fermai les yeux, imprimant à mes doigts ce petit mouvement infantile qui me rassurait encore malgré mes seize ans. «Bientôt dix-sept...», murmurai-je pour moi-même. En effet, d'ici quelques jours, j'aurais la satisfaction d'approcher l'âge de la majorité. D'approcher seulement. Mes doigts créèrent un petit pli dans le drap pastel, coincé entre le pouce et le majeur, que l'index venait chatouiller. Un sourire béat aux lèvres, je laissai le sommeil m'emporter. Peu à peu, ce n'était plus le petit pli de drap rose que caressaient mes doigts, mais la douce surface d'un pétale bleu vif.
J'ouvre les yeux sur une grande plante verte dépourvue de ronces et recouverte de fleurs bleues aux pétales largement déployés. Dans cette éternelle clairière de minuit, le temps n'existe pas. C'est un bois dont la voûte infinie touche un ciel sans étoiles dans lequel s'étend un voile aux couleurs transparentes, une aurore boréale irréelle qui n'apparaît qu'au plus fort de nos pulsions. Un mouvement vif, à peine perceptible. Je décèle sa présence avant qu'elle ne se manifeste ; la brise d'été emporte avec elle l'effluve du loup que je peux reconnaître n'importe où, plus encore dans nos rêves entrelacés.
Mais je fais semblant.
Je me tiens immobile, la main tendue vers les fleurs couleur cyan. J'entends les pas feutrés de ma femelle derrière moi. Ils sont discrets, mais pourtant fermes et assurés. Ils lui ressemblent tellement... Mon sourire s'élargit malgré moi. J'attends, elle ne bouge pas. Elle joue au même jeu que moi. Soudain, deux mains aux doigts effilés se posent doucement sur mes yeux. Un corps aimant se colle contre mon dos nu. Et puis sa voix, grave et chaude, chuchote à mon oreille :
— Ce n'est pas du jeu. Tu savais que j'étais là.
Je ne dis rien. Elle perçoit mon sourire, elle sent que je l'aime. Que dire de plus ? Les mains de Kila glissent lentement le long de mon visage et je me retourne, découvrant le sien. Sauvagement belle. Je ne sais pourquoi la lune nous éclaire sans cesse durant nos rêves entrelacés. Parce que je ne rêve jamais le jour ? Quoi qu'il en soit, je trouve ma femelle terriblement belle sous le clair de lune. Je détaille ses hanches nues, et je sais qu'elle fait de même. Nous sommes toujours nues dans cet ailleurs qui n'existe que pour nous.
— Je te sens tout le temps.
Ma réponse lui plaît. Et tout enfle subitement en moi. Je ferme les yeux, les canines qui s'érigent soudainement dans ma bouche me le révèlent : je me libère. Bientôt, c'est l'herbe fraîche que je sens sous mes pattes. Dans l'air que je hume, ce n'est plus seulement l'effluve de la louve mais celle de la terre mouillée, celle du ciel d'été, et un léger parfum de baies sauvages qui flottent. Je me déplace et feule aussitôt : les aiguilles de pins me rentrent dans les coussinets. Un peu plus loin, la louve émet un léger râle qui me hérisse. C'est sa manière de se moquer de moi. Et puis elle s'ébroue, la rosée de minuit qui perle des feuillages au-dessus de nos têtes alourdit nos fourrures fantomatiques. La sienne est plus épaisse que la mienne, plus fournie. À mon tour de me moquer.
Et je m'élance.
Elle me poursuit à travers les buissons. La course ne va pas durer longtemps, de nous deux, Kila est la plus rapide. Mais je suis la plus agile. J'attends le moment opportun. Elle arrive à ma hauteur en quelques foulées – ce qu'elle est rapide ! – je bondis dans les hauteurs d'un vieux chêne au tronc creux, et m'y faufile. En contrebas, Kila grogne. Je jubile tandis qu'elle tourne au pied de l'arbre, impuissante.
Je suis victorieuse ? Soudain, elle s'arrête. La louve blanche s'assoit, sa queue bat l'herbe en signe de mécontentement. Ma petite tête émerge du creux. Que fait-elle ? Je pose une patte prudente sur l'écorce. Je crois percevoir un sourire sur ses babines. Comment savoir ? Les loups ont toujours l'air de rire ! Je me renfrogne. Mais elle, elle se couche. Je suis victorieuse. Je vois son corps reprendre progressivement sa forme de femme. Je suis à moitié sortie de mon refuge. Les oreilles tendues, je fixe les longues jambes pâles qui s'étirent sans complexe dans l'herbe. Et lorsqu'elles s'écartent...
Je retiens ma respiration. Je suis totalement hors du creux à présent. Je veux voir. Je marche sans bruit sur la branche. Avant que je ne le réalise, ce ne sont plus des griffes qui m'empêchent de glisser de mon perchoir naturel, mais des doigts fiévreux qui s'accrochent à l'écorce de mon refuge boisé. Je n'ai pas encore totalement perdu la partie, mais j'en suis tout de même proche. Je serre davantage l'écorce, alors que je ne risque pas de chuter. Kila a une manière bien à elle d'explorer son corps. Elle n'a jamais honte de rien. Pour elle, c'est aussi naturel que de soulager une envie pressante. D'ailleurs, elle les compare souvent : c'est une forme d'envie pressante. Et c'est sans gêne qu'elle descend vers les profondeurs de son intimité. Sans gêne qu'elle arbore, une main sur le front, cette expression de plaisir pur et simple. Ses yeux d'azur ne me quittent jamais lorsqu'elle s'aime. Elle m'emmène toujours avec elle, même lorsque je n'y suis pas. J'avale ma salive dans ma gorge nouée par une tension qu'elle seule sait provoquer chez moi. À qui vais-je mentir ? Pas à elle, sûrement pas à moi. Je suis toujours avec elle. Je la sens tout le temps. Elle se cambre sous l'effet de son propre toucher. Et je le connais, son toucher. Mieux que personne. Ferme et doux à la fois, déterminé mais terriblement respectueux. Le genre de mélange auquel je ne peux pas dire non. Je n'en ai jamais l'envie de toutes façons.
Elle s'enfonce dans les mystères de son désir, mais ses yeux continuent de me provoquer. Ils me mettent au défi d'oser la rejoindre, d'admettre ma défaite pour obtenir une autre victoire. Quand un mouvement plus précis que les autres surgit, elle se mord la lèvre et je défaillis. Je ne peux plus. Je ne peux plus rester spectatrice inactive. Je saute à bas de mon arbre. Je la rejoins à quatre pattes dans l'herbe, comme si j'étais toujours pourvue de ma fourrure, de mes griffes et de mes crocs de petit félin. Mais ne le suis-je pas, d'une certaine manière ? Les chats ont toujours leur période d'intensité, c'est un phénomène aussi naturel que le besoin de se reproduire. À mon tour de me mordre la lèvre. Kila le sait ? C'est pour ça qu'elle me défie de cette manière ? Les cuisses de ma femelle s'ouvrent comme un sésame à mon arrivée. Son intimité m'évoque les pétales de la plante aux fleurs bleues : exposée au clair de lune, elle n'attend que moi pour compléter notre rituel de minuit. Avec la douceur et l'entrain typiques de celle qui avance en terrain connu, je pénètre dans cet antre que je considère sacré. Infiniment plus doux que le pétale. Plus humide que la rosée. Plus chaud que la voix qui murmure pour le ciel sans étoiles: « Tu as perdu, Eden...
— Vraiment ?
— Oui... »Sa manière de le dire m'enflamme. Elle le souffle, le lâche à mon oreille comme une supplication voilée. Je ne suis même pas sûre d'être le destinataire de sa réponse. Ce n'est pas à ma question qu'elle répond. Mais à mon majeur et au mouvement que je lui impulse.
— Oui...
Elle l'absorbe, le ravale, le mange à moitié, mais il ressort malgré elle. Encore et encore. Tout comme moi, là tout en bas. Elle me regarde, et je ne perds pas une seconde de ce qu'elle m'offre: son désir et l'amour qu'elle ressent pour nous, sans aucune honte. Kila ne s'embarrasse jamais de ce qu'elle appelle « les sensations inutiles ». Lorsqu'elle s'aiguise, lorsqu'elle m'électrise, lorsque nous nous unissons, le maître mot est « sans retenue ». Et c'est sans retenue que le flux se manifeste. Il jaillit, puissant et vigoureux, sans égard pour le reste. Il existe, il ne cherche pas de raison d'être. Il se libère, il nous libère dans une cascade de sensations qui nous secouent comme les petits êtres fragiles que nous sommes au fond. Kila dit souvent que nous faisons partie de ce tout, de cette nature à laquelle nous devons tant et à laquelle nous appartenons tous. Moi, c'est à elle que j'appartiens.
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Esh-Kirith #2
FantasyEden et Kila partent à la rencontre du clan qotsai pour combattre la mystérieuse malédiction qui s'est abattue sur Havenly. *** Eden est devenue une kivari de la vallée. Mais alors qu'elle approche de son dix-septième anniversaire, une étrange malé...